Collège royal de La Flèche, l'esprit missionnaire et le Canada

par Haudrère, Philippe

Le collège de La Flèche. Photographie de l'auteur

Plusieurs figures centrales des premières décennies de la Nouvelle-France et de l’Acadie ont étudié ou enseigné au collège jésuite de La Flèche, telles que le premier évêque de la colonie, François Montmorency de Laval, le promoteur de la fondation de Montréal, Jérôme Le Royer de la Dauversière, et plusieurs missionnaires jésuites, dont deux saints martyrs canadiens, Isaac Jogues et Gabriel Lalemant. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce collège situé dans l’ancienne province française de l’Anjou se distingue nettement des autres centres de recrutement missionnaire à destination de l’Amérique. Le collège jésuite de La Flèche a donc joué un rôle clé dans l’épopée missionnaire de la Nouvelle-France et de l’Acadie, ainsi que dans la création de l’Église canadienne.

Article available in English : Royal College La Flèche, Wellspring of Missionary Zeal

L’ensemble architectural du Collège de La Flèche

Le voyageur entrant de nos jours dans les faubourgs de La Flèche, petite ville située à 50 km au nord de la Loire, entre les villes d’Angers et du Mans, ne peut ignorer l’ancien collège des jésuites, tant l’édifice environné de maisons basses s’impose par sa masse au centre de la ville. L’ampleur des bâtiments, le mouvement élancé des toits d’où émergent les clochers de la chapelle, permettent d’imaginer l’étonnement des contemporains lorsque fut édifié, dans la première moitié du XVIIe siècle, un bâtiment de cette ampleur dans une cité comptant à peine 4 000 habitants. Charles Colbert, frère cadet du célèbre ministre des finances de Louis XIV, qui était chargé d’une mission d’inspection administrative dans la province, observait en 1664 : « S’il y avait quelque chose de considérable en cette ville ce ne pourrait être que [le] collège des jésuites qui est parfaitement beau. Au surplus, tout le commerce et les manufactures de la ville y rapportent moins d’honneur et de profit que le collège et les écoliers(NOTE 1)."

Vue de la ville de La Flèche depuis le faubourg de Saint-Germain-du-Val. Photographie de l'auteur.


Le plan de l’édifice est connu par une gravure de Franz Ertinger (NOTE 2) réalisée à la fin du XVIIe siècle. Les bâtiments étaient répartis autour de trois vastes cours. À l’ouest, autour de la « cour des pères », s’élevaient les logements des religieux; au centre, bordée par la chapelle, se trouvait la « cour des classes » où les pères et les élèves se réunissaient pour prier et pour travailler; à l’est, la « cour des pensionnaires » était entourée de réfectoires et de dortoirs. À chaque extrémité du bâtiment, deux autres cours plus petites, la « basse cour des pères » à l’ouest et la « basse cour des pensionnaires » à l’est, regroupaient les bâtiments de service comme cuisines, lingeries, selleries, écuries, bûchers, logements des domestiques. Cet ensemble monumental n’a guère changé depuis le XVIIe siècle, au moins pour l’essentiel, car le collège est devenu une école militaire depuis le départ des jésuites, en 1762, et le gouvernement français assure sa conservation et son entretien. La chapelle du collège est inscrite à l’inventaire des monuments historiques et tout le centre ancien de La Flèche entourant le collège est un secteur sauvegardé.

Le collège dans la seconde moitié du XVIIe siècle, d’après une gravure de Franz Ertinge. Collection privée, photographie de l'auteur.

Fréquence des vocations missionnaires à La Flèche

Un trait original de l’histoire de ce collège aux XVIIe et XVIIIe siècles est la fréquence des vocations missionnaires pour le Canada qu’on y dénombre parmi les pères qui y ont séjourné. Sur 254 missionnaires jésuites envoyés en Amérique du Nord entre 1610 et 1760, plus de 60, soit le quart des effectifs, sont passés par La Flèche (voir la liste de ceux-ci en annexe). Ce pourcentage est d’autant plus étonnant que la Compagnie de Jésus possédait de nombreux établissements d’enseignement dans le royaume de France; on en comptait 46 en 1616, 74 en 1717, et 88 en 1749. La fréquence de la vocation missionnaire à La Flèche est par ailleurs constatée par le supérieur général des Jésuites lui-même, qui, en 1635, a écrit de Rome au recteur (directeur) du Collège de La Flèche, pour lui en témoigner sa satisfaction : « Vous m’avez écrit [...] que le collège [...] était tout bouillonnant d’esprit missionnaire vers le Canada. [...] Je ne doute pas que l’exemple de ceux qui ont préféré l’âpreté et les forêts du Canada au ciel de leur patrie puisse en conduire d’autres à rechercher la même palme de gloire, et, en dépit de la distance, à concourir avec eux dans la poursuite des plus hautes vertus (NOTE 3)». Il faut rappeler que le fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola, attachait une grande importance au travail missionnaire. Mais comment se fait-il qu’il ait obtenu une aussi forte audience à La Flèche?

Les collèges jésuites abritaient d’une part des pères ayant prononcé des « grands vœux »; ces pères étaient des prêtres qui assuraient des charges d’enseignement et de direction spirituelle, et la direction des collèges. D’autre part, de plus jeunes religieux récemment sortis du noviciat, ayant prêté des « vœux simples » et n’ayant pas encore reçu l’ordination, poursuivaient leur formation en philosophie et en théologie dans ces collèges, sous la direction des pères plus âgés. Ces jeunes religieux collaboraient à la surveillance ainsi qu’à l’encadrement moral et religieux des élèves. Or, le plus grand nombre des missionnaires se trouve parmi ces jeunes jésuites qui partaient au Canada après avoir achevé leur formation intellectuelle et morale. On peut y déceler l’enthousiasme de la jeunesse.

La création du Collège de La Flèche

Les circonstances particulières de la création du Collège de La Flèche peuvent aussi expliquer, au moins pour une part, le développement de l’esprit missionnaire dans cette institution. Il s’agit en effet d’une fondation royale. En 1603, le roi Henri IV offrit à la Compagnie de Jésus son château de La Flèche pour y créer un établissement d’enseignement. Cette décision confirmait le retour des Jésuites en France, d’où ils avaient été chassés en 1594 sur décision du Parlement, c’est-à-dire d’une cour supérieure de justice, après l’assassinat du roi Henri III par Jean Châtel, un ancien élève des jésuites. Avec cette fondation, le roi « très chrétien » qui venait d’abjurer le protestantisme affirmait son attachement au catholicisme romain et à ses agents les plus actifs : les Jésuites. De plus, Henri IV dotait ce collège de moyens financiers importants, soit une rente annuelle de 20 000 livres tournois à prendre sur les revenus de plusieurs abbayes de la région, rente qui lui permettait d’accueillir de 1 200 à 1 400 élèves dans des bonnes conditions matérielles, en offrant notamment une scolarité gratuite aux externes. Le collège proposait un enseignement de qualité, conforme à l’orthodoxie catholique romaine, capable de rivaliser avec le principal établissement protestant de la région, soit l’académie calviniste de Saumur située à soixante kilomètres plus au sud, sur l’autre rive de la Loire.

En même temps, la vitalité intellectuelle des pères du collège était exceptionnelle, comme en témoigne le philosophe René Descartes, qui fut leur élève de 1604 à 1612. Dans le Discours de la méthode il affirme : «J’étais en l’une des plus célèbres écoles de l’Europe (NOTE 4) » et, en 1638, en réponse à un correspondant qui lui demandait des conseils pour l’instruction de son fils, il écrit : « Encore que mon opinion ne soit pas que toutes les choses qu’on enseigne en philosophie soient aussi vraies que l’Évangile, toutefois, à cause qu’elle est la clé des autres sciences, je crois qu’il est très utile d’en avoir étudié le cours entier, en la façon qu’il s’enseigne dans les écoles des jésuites [...]. Et je dois rendre cet honneur à mes maîtres, que de dire qu’il n’y a lieu au monde où je juge qu’elle s’enseigne mieux qu’à La Flèche [...] (NOTE 5) »

Les odes latines, témoignage de l'esprit missionnaire

Est-il possible de caractériser l’esprit missionnaire qui régnait dans ce collège? Un recueil d’odes latines chantées par les élèves dans de grandes occasions, tel le départ des missionnaires, un recueil composé et publié par le père Chevalier, donne quelques indications sur cet esprit. On le remarque en particulier dans l’ode 5, intitulée : « Pour fêter les pères de la Compagnie de Jésus envoyés sur les rivages du Canada, leur courage héroïque et insurmontable, leur désir ardent d’œuvrer pour la gloire de Dieu », dans l’ode 6 intitulée : « Pour les mêmes pères, dont le cœur enflammé est brûlant de charité pour le salut des habitants du Canada », et dans l’ode 8 : « Pour Nicolas Adam, pour lui souhaiter un bon embarquement et un voyage heureux vers le Canada ». Ces trois odes ont en commun la référence constante au modèle de saint François Xavier, compagnon de saint Ignace et missionnaire dans les Indes orientales. On y reconnaît le recours fréquent à un vocabulaire militaire, l’exaltation des vertus combattantes, l’allusion aux difficultés matérielles rencontrées sur des terres inconnues et dans des climats froids, parmi des populations décimées par de fréquentes disettes, ainsi que l’optimisme indéracinable des missionnaires, leur cœur ardent et leur zèle pour répandre la connaissance du royaume de Dieu. Ce passage illustre avec éloquence la ferveur missionnaire qu’on exaltait à La Flèche :

Le mariage de la vierge

« La puissante armée des fils d’Ignace est en marche…
Courage, enfants de Loyola ! Famille infatigable,
Dignes héritiers du courage des ancêtres,
Sans crainte, avec la force et l’ardeur de la jeunesse,
Tu envoies tes phalanges sur des terres étrangères,
Disciples d’Ignace, enflammés par le froid,
Courez vers les terres Boréales,
Toutes blanches de neige.
Et bientôt ces neiges disparaîtront,
Avec le retour du joyeux printemps
La terre prendra sa parure d’or
Retrouvant sa fécondité inépuisable
Sous le feu du ciel (NOTE 6)

Ces thèmes sont analogues à ceux que l’on retrouve dans les lettres écrites par les grands missionnaires morts martyrs au Canada, tel le père Isaac Jogues qui étudia la philosophie pendant trois ans à La Flèche avant de venir au Canada. Ce missionnaire réputé pour la qualité de ses écrits a œuvré parmi les Hurons et les Iroquois et il fut mis à mort en 1646 par les Iroquois, d’un coup de hache sur la tête.

On peut encore se demander ce qui poussait les jeunes pères formés à La Flèche à partir pour le Canada, de préférence à la Chine ou aux Indes, où les jésuites avaient aussi des missions.

L'attachement d'Enemond Massé pour le Canada

L’explication réside sans doute dans la grande influence exercée par le père Enemond Massé. Né à Lyon en 1575 et entré au noviciat en 1595, Enemond Massé sollicite un départ pour la mission immédiatement après son ordination. Il se rend en Acadie en 1611, où il est fait prisonnier deux ans plus tard par les Britanniques. Ceux-ci le renvoient en France et il est alors, durant plus de dix ans, recteur (directeur) du Collège de La Flèche. En 1625, il repart pour Québec afin d’évangéliser les Montagnais. Là, il retrouve sur les rives du Saint-Laurent de jeunes jésuites formés au collège, les pères Charles Lalemant, François Ragueneau et Anne (NOTE 7) de Noue. Fait une nouvelle fois prisonnier par les Anglais en 1629, il revient en Europe où, pendant trois ans, il se charge d’une division d’élèves à La Flèche, en compagnie de plusieurs de ses confrères de la Nouvelle-France. Puis il retourne à Québec en 1633 en compagnie du père Jacques Buteux, qui vient de terminer son cours de théologie au collège. Enemond Massé meurt à Sillery, tout près de Québec, en 1646. Par la suite, le mouvement est entretenu par les récits des pères revenus du Canada qui séjournent au collège, et par la lecture des Lettres édifiantes, ou Relations des jésuites.

D'illustres jésuites formés à La Flèche

Jérome LeRoyer de la Dauversière. © BAnQ

Les pères du collège de La Flèche diffusent l’idéal missionnaire parmi leurs élèves qui, une fois adultes, occupent souvent des fonctions importantes dans la société française et conservent dans bien des cas des confesseurs jésuites qui les encouragent à développer les missions. Le cas le plus marquant, pour la Nouvelle-France, est celui de Jérôme Le Royer de la Dauversière, fondateur de la Société de Notre-Dame de Montréal qui sera à l’origine de la création de Ville-Marie (Montréal). Quant à François Montmorency de Laval, premier évêque de la Nouvelle-France, il fut interne au collège de La Flèche de 1631 à 1641 et il ne fait aucun doute que ces années de formation ont exercé sur lui une profonde influence. En effet, au mois d’août 1659, deux mois après son arrivée en Nouvelle-France, François de Laval écrit au supérieur général des Jésuites à Rome : « Dieu seul qui sonde les cœurs et les reins, et qui pénètre jusqu’au fond de mon âme, sait combien j’ai d’obligations à votre Compagnie qui m’a réchauffé dans son sein lorsque j’étais enfant, qui m’a nourri de sa doctrine salutaire dans ma jeunesse, et qui depuis lors n’a cessé de m’encourager et de me fortifier. Si tant de bienfaits reçus dans le passé m’ont attaché à votre Compagnie, de nouveaux liens viennent encore resserrer ces relations affectueuses. Il m’est donné, en effet, mon Révérend Père, de partager les travaux de vos enfants, dans cette mission du Canada, dans cette vigne du Seigneur qu’ils ont arrosée de leurs sueurs et même de leur sang. J’ai vu ici et j’ai admiré les travaux de vos Pères; ils ont réussi non seulement auprès des néophytes, mais encore auprès des Français auxquels par leurs exemples et la sainteté de leur vie, ils ont inspiré de tels sentiments de piété, que je ne crains pas d’affirmer que vos Pères sont ici la bonne odeur de Jésus-Christ, partout où ils travaillent. Daigne votre Paternité nous continuer son affection; en nous l’accordant, elle n’aimera rien en moi qui ne soit à la Compagnie. Car je le sens, il n’est rien en moi que je ne lui doive, rien que je ne lui consacre (NOTE 8).» Quand on connaît la force des liens qui ont uni Mgr de Laval aux jésuites du Canada pendant tout son épiscopat, on ne peut douter de l’influence du Collège de La Flèche sur les fondements de l’Église canadienne.

Aujourd’hui, le Collège de La Flèche est l’une des écoles militaires les plus célèbres de France. Décrété Prytanée militaire par Napoléon 1er en 1808, on y a formé plusieurs générations d’officiers généraux. Cette réputation d’excellence dans le domaine militaire, déjà ancienne, a effacé le souvenir de l’esprit missionnaire qui y régnait au temps des jésuites.

 

Philippe Haudrère

Université d’Angers, France

 

NOTES

1. Paul Marchegay, Archives d’Anjou : recueil de documents et mémoires inédits sur cette province, Angers, C. Labussière, t. 1, 1843, p. 178.

2. Bibliothèque nationale de France, Estampes, SNR-3 Ertinger (F.).

3. « Le P. Mutius Vitelleschi, gén., au P. Claude Noiriel », Rome, 10 mars 1635 (doc. 6) et « Le P. Mutius Vitelleschi, gén., au P. Claude Noiriel », Rome, 20 juin 1635 (doc. 15), dans Lucien Campeau (édit.), Monumenta Novae Franciae, t. 3 : Fondation de la mission huronne (1635-1637), Rome, Monumenta Historica Societatis Iesu; Québec, Presses de l'Université Laval, 1987, p. 9-10, 15-16 (traduit du latin). Voir en annexe pour la citation complète.

4. Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, J. Vrin, t. 6, 1982, p. 5.

5. Ibid., t. 2, 1988, p. 377-379. Voir en annexe pour un plus long extrait de cette lettre.

6. Ode 6, dans Ioannis Chevalier, Burgundi, Polliniensis, e Societate Iesu, Polyhymnia, sive variorum carminum […], cum scholis gratiam studiosae juventutis, Flexiae, Georgiam Griveau, 1647 [Jean Chevalier, Bourguignon, de Pollionay, de la Société de Jésus, Polymnie…, avec l’aide de la studieuse jeunesse de l’école, La Flèche, Georges Griveau, 1647]. Voir en annexe pour un plus long passage de cette ode.

7. Dans la France du XVIIe siècle, ce prénom est à la fois masculin et féminin.

8. Archives du Séminaire de Québec, lettre de François de Laval au supérieur général des Jésuites, Québec, août 1659 (document traduit du latin, aimablement communiqué par M. Martin Fournier).

BIBLIOGRAPHIE

Campeau, Lucien (édit.), Monumenta Novae Franciae, Rome, Monumenta Historica Societatis Iesu; Québec, Presses de l'Université Laval, puis Montréal, Éditions Bellarmin, 1967-2003, 9 t. Comprend t. 1 : La première mission d’Acadie (1602-1616), t. 2 : Établissement à Québec (1616-1634), t. 3 : Fondation de la mission huronne (1635-1637), t. 4 : Les grandes épreuves (1638-1640), t. 5 : La bonne nouvelle reçue (1641-1643), t. 6 : Recherche de la paix (1644-1646), t. 7 : Le témoignage du sang (1647-1650), t. 8 : Au bord de la ruine (1651-1656), t. 9 : Pour le salut des Hurons (1657-1661).

Le Bœuf, François, La Flèche, le Prytanée, Sarthe, Nantes, Association pour le développement de l'Inventaire général des Pays de la Loire, 1995, 32 p.

Lécrivain, Philippe, Les missions jésuites : pour une plus grande gloire de Dieu, Paris, Gallimard, 2005, 175 p.

Rochemonteix, Camille de, Un collège de jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles : le collège Henri IV de La Flèche, Le Mans, Leguicheux, 1889, 4 vol.

Thwaites, Reuben G. (édit.), The Jesuit Relations and Allied Documents : Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791, New York, Pageant Book, 1959, 36 vol. Réimpr. en fac-sim. de l'éd. de Cleveland, Burrows, 1896-1901, 73 vol.


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