Criée des âmes à l’Islet-sur-Mer
par Couvrette, Sébastien
Coutume datant du Régime français, la criée des âmes est une pratique culturelle à la jonction du religieux et du populaire. À l’origine, elle prenait la forme d’un encan dont les profits servaient à payer des messes pour les âmes du purgatoire. De nos jours, elle constitue une activité de collecte de fonds originale permettant à des paroisses québécoises de subvenir à l’entretien des églises. À L’Islet-sur-Mer, dans la région de Chaudière-Appalaches, au Québec, une criée des âmes a lieu annuellement depuis 1980. Cette cérémonie est également une occasion privilégiée de ressusciter plusieurs pratiques culturelles ancestrales de la région, comme les promenades en berlots, les conducteurs de carrioles vêtus de « capots de chat » et les bolées de chiard blanc.
Article available in English : The Criée des Âmes in L’Islet-sur-Mer
Célébrer le passé
Au cours de l’hiver, les visiteurs de passage à l’Islet-sur-Mer, secteur de la municipalité de L’Islet située en bordure du fleuve Saint-Laurent, à 100 kilomètres à l’est de Québec, ont une occasion unique d’assister à un défilé de carrioles et, surtout, à une ancienne tradition religieuse, la criée des âmes. En effet, à chaque année en février, la Fabrique de la paroisse Notre-Dame-de-Bonsecours organise une journée permettant de ramasser des fonds pour l’entretien et la conservation de son patrimoine religieux. Durant cette journée, deux événements importants commémorent les traditions ancestrales et l’histoire de la municipalité de l’Islet-sur-Mer : la criée des âmes et la parade des berlots.
Une vieille tradition française
Ancienne coutume française, la criée des âmes se déroulait d’ordinaire tous les dimanches de novembre, mois consacré à la prière pour les défunts dans la tradition catholique. À ces occasions, le crieur montait sur une tribune placée sur le perron de l’église, après la messe dominicale, pour annoncer la mise aux enchères de produits artisanaux et fermiers apportés par les paroissiens. Les sommes amassées servaient à faire dire des messes en faveur des âmes du purgatoire, afin qu’elles puissent accéder au paradis. Cette tradition a traversé l’Atlantique à la faveur de la colonisation française, si bien que sous le Régime français, cette célébration à la mémoire des morts avait lieu dans la plupart des paroisses du Québec.
Malgré sa popularité, la pratique de la criée des âmes a été progressivement abandonnée au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Elle n’est pas pour autant tombée dans l’oubli. Elle s’est maintenue à certains endroits, comme à l’Isle-aux-Grues où elle est en vigueur depuis 1836 : l’événement, désigné sous l’appellation de « vente des âmes », se tient tous les dimanches de janvier. En outre, dans le premier quart du XXe siècle, dans la lignée des travaux de l’ethnologue et folkloriste québécois Marius Barbeau, les illustrateurs Edmond-Joseph Massicotte et Henri Julien, de même que l’écrivain Adjutor Rivard, ont contribué à préserver la criée des âmes dans la mémoire collective (NOTE 1). Depuis, de nombreuses paroisses ont remis cette célébration à l’honneur. Il s’agit d’une des plus vieilles traditions religieuses françaises à se perpétuer de nos jours.
À l’Islet-sur-Mer, la criée des âmes a été reprise pour la première fois au cours de l’été 1977 lors des commémorations du tricentenaire de la fondation de la seigneurie de l’Islet-St-Jean (NOTE 2). Les L’Ilestois renouaient ainsi avec un pan de leur patrimoine en vendant à la criée des animaux de la ferme comme le faisaient leurs ancêtres. À partir de 1980, le conseil de la Fabrique Notre-Dame-de-Bonsecours instaure un carnaval annuel comme activité de financement. S’inspirant de la réussite de l’événement tenu trois ans plus tôt, les organisateurs ajoutent la pittoresque criée des âmes ainsi que la parade des berlots aux autres activités carnavalesques : concours forestiers, compétition de motoneiges, etc. Ces derniers éléments ont été progressivement délaissés dans les années 1990, de sorte que seules subsistent aujourd’hui les traditions anciennes.
La parade des berlots
Tenue un dimanche de février, la criée des âmes à l’Islet-sur-Mer est précédée par la parade des berlots en matinée, au cours de laquelle défilent des carrioles tirées par des chevaux. Le terme de berlot désigne un type particulier de traîneau d’hiver inventé au Québec à la fin du XIXe siècle. Cet objet caractéristique du patrimoine québécois est le résultat d’améliorations successives apportées à la traîne, véhicule rudimentaire qui servait au transport du bois dès le milieu du XVIIe siècle (NOTE 3).
En 1980, l’idée d’organiser une parade des berlots à L’Islet-sur-Mer est née d’une volonté de recréer les souvenirs d’enfance des organisateurs de l’événement. Ils ont ainsi voulu faire découvrir aux jeunes générations un passé pas si lointain, remontant aux années 1940 et 1950, à l’époque où les gens du village voisin de Trois-Saumons venaient assister aux offices religieux de l’église Notre-Dame-de-Bonsecours en voiture à cheval. L’engouement pour les berlots fut tel que cette parade est devenue un événement important du calendrier festif annuel. Dans l’esprit des célébrations de carnaval et des traditions d’antan, les conducteurs de carrioles sont conviés à revêtir leur « capot de chat » pour l’occasion. À l’image de la ceinture fléchée, ce manteau – originellement confectionné de fourrure de chats sauvages – est intimement lié à l’identité vestimentaire canadienne-française : il fait d’ailleurs partie du costume folklorique fréquemment porté dans les carnavals d’hiver, particulièrement par les élus (NOTE 4).
Depuis quelques années, environ une trentaine de voitures participent à la parade des berlots. L’itinéraire de quatre kilomètres débute à proximité du village de Trois-Saumons et se termine à l’église Notre-Dame-de-Bonsecours, au bord du fleuve, où se tient la messe dominicale. Monument classé historique, cette église construite dans les années 1770 offre un cadre patrimonial propice à cette mise en scène du passé. Ainsi, la parade des berlots met en valeur la diversité des types de voitures à cheval propre à la culture matérielle québécoise de même que le savoir-faire ancestral de l’attelage des chevaux et de la conduite des carrioles.
La criée des âmes
La criée des âmes a lieu après la messe qui suit la parade des berlots. Contrairement à la tradition, la cérémonie se déroule non pas sur le parvis de l’église mais à l’intérieur, en raison du vent glacial de février. Les participants sont invités à se réchauffer et à se sustenter en mangeant des fèves au lard accompagnées de chiard blanc, une spécialité locale. Met typique de l’est du Québec, ce plat, constitué de morceaux de pommes de terres cuits avec des oignons dans du gras de lard salé connaît de nombreuses variantes et est connu sous différentes appellations selon les régions : les patates fricassées au Saguenay, les patates à Bernard dans le Bas-du-Fleuve et le chiard de goélette en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine (NOTE 5). À L’Islet, le chiard blanc est devenu un véritable emblème du patrimoine culinaire local. À tel point que, vers la fin du XIXe siècle, le sobriquet de Chiards-Blancs a été accolé aux L’Ilestois, réputés pour leur consommation de ce mets (NOTE 6).
Avant la criée, les responsables de la Fabrique, marguilliers et marguillières, procèdent à la cueillette et à l’inventaire des biens donnés par les paroissiens. Parmi ceux-ci, les mets maison, comme les tartes, les confitures, les pains et les gâteaux, font bonne figure aux côtés des produits fermiers et des objets d’artisanat, comme des sculptures de bois, des coussins, des napperons ou des catalognes. Debout dans le chœur de l’église, le crieur annonce à l’assemblée les biens mis à l’enchère et fixe la somme de départ. Comme le veut la coutume, la générosité des paroissiens, encouragée par les commentaires du crieur, fait en sorte que les biens sont adjugés pour des sommes qui excèdent la valeur monétaire réelle des articles. De même, certains produits vedettes vendus année après année sont très prisés par les paroissiens et trouvent preneur à prix fort. Tous les ans, plus de 250 personnes assistent à la criée et leur participation permet à la Fabrique d’amasser plusieurs milliers de dollars.
Regarnir la caisse paroissiale en revitalisant l’identité
De nos jours, la criée des âmes se perpétue dans certaines régions du Québec. L’activité permet aux paroisses de pallier en partie le manque de financement dû à la baisse de la fréquentation des offices religieux. À L’Islet-sur-Mer, la criée des âmes a la particularité de faire revivre la vie communautaire traditionnelle en remettant à l’honneur des éléments identitaires issus des pratiques culturelles anciennes comme la promenade en berlot, le « capot de chat » et le chiard blanc. En mettant sur pied des activités visant l’entretien et la sauvegarde de l’église, la Fabrique Notre-Dame-de-Bonsecours assure par le fait même la transmission et la préservation d’un riche patrimoine immatériel, vestimentaire et culinaire.
Sébastien Couvrette
Historien,
Université Laval
NOTES
1. David Karel, Edmond-Joseph Massicotte, illustrateur, catalogue d'exposition, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec et Presses de l'Université Laval, 2005, 222 p.; Adjutor Rivard, Chez nos gens, Québec, L’Action sociale catholique, 1918, p. 85-93.
2. Le gouverneur Frontenac concédait également en 1677 la seigneurie Bonsecours, qui fait aujourd’hui partie du territoire municipal de l’Islet.
3. Paul-André Leclerc, « Promenades d’hiver : traînes, berlines, carrioles, sleighs... », Cap-aux-Diamants, no 24, hiver 1991, p. 42-45.
4. Jocelyne Mathieu, « Costumes et déguisements de carnaval », Cap-aux-Diamants, vol. 4, no 2, été 1988, p. 41-44.
5. Hélène Matteau, « Des mots savoureux », Cap-aux-Diamants, no 44, hiver 1996, p. 36-39.
6. Marcel Rioux, « Le blason populaire canadien », Le Canada français, vol. 32, no 4, 1944, p. 263.
Bibliographie
Beaudin, Dominique, « La criée pour les âmes », L’Action nationale, vol. 4, 1934, p. 185-188.
Karel, David, Edmond-Joseph Massicotte, illustrateur, catalogue d'exposition, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec et Presses de l'Université Laval, 2005, 222 p.
Lebœuf, Francine, Échos d’antan, Montréal, Éditions Paulines, 1991, 71 p.
Leclerc, Paul-André, « Promenades d’hiver : traînes, berlines, carrioles, sleighs... », Cap-aux-Diamants, no 24, hiver 1991, p. 42-45.
Massicotte, Édouard-Zotique, « La criée pour les âmes au Canada et en France », Bulletin des recherches historiques, vol. XXXIV, no 12, 1928, p. 712-713.
Mathieu, Jocelyne, « Costumes et déguisements de carnaval », Cap-aux-Diamants, vol. 4, no 2, été 1988, p. 41-44.
Matteau, Hélène, « Des mots savoureux », Cap-aux-Diamants, no 44, hiver 1996, p. 36-39.
Provencher, Jean, Les quatre saisons dans la vallée du Saint-Laurent, Montréal, Boréal, 1988, 605 p.
Rioux, Marcel, « Le blason populaire canadien », Le Canada français, vol. 32, no 4, 1944, p. 259-265.
Rivard, Adjutor, Chez nos gens, Québec, L’Action sociale catholique, 1918, 135 p.
Saint-Pierre, Louise, Entrevue avec Marguerite Thibault, Jacqueline Caron Kirouac, Jeanine Caron Giasson, Conrad Caron et Jean-Marc Cloutier, responsables de la criée des âmes et de la parade des berlots [support numérique], Inventaire du patrimoine immatériel religieux du Québec, L’Islet-sur-Mer, 6 février 2011.
Séguin, Robert-Lionel, « L’habitant et ses véhicules aux dix-sept et dix-huitième siècles », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 11, no 2, 1957, p. 242-269.
Documents
Rivard, Adjutor, Chez nos gens, Québec, L’Action sociale catholique, 1918, 135 p.
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