Astrolabe de Champlain : parcours d'un objet mythique du patrimoine canadien

par Bergeron, Yves

Statue de Samuel de Champlain à Ottawa. civilisation.ca

Un astrolabe ayant vraisemblablement appartenu à l’explorateur Samuel de Champlain a été découvert en 1867 près de la rivière des Outaouais. Plus d’un siècle plus tard, cet instrument de précision connu sous le nom d’« astrolabe de Champlain » est devenu l’un des objets patrimoniaux les plus valorisés au Canada. Il fait aujourd’hui partie de l’exposition permanente que le Musée canadien des civilisations consacre à l’histoire du pays. Le parcours singulier de cet objet-icône de l’histoire canadienne ressemble à un conte dont Champlain et l’astrolabe sont tour à tour les héros. Nous vous proposons de découvrir comment cet instrument de navigation du XVIIe siècle a pu acquérir un tel statut patrimonial.

Article available in English : Champlain’s astrolabe: the journey of a mythical Canadian heritage object

L’astrolabe aujourd’hui

L'astrolabe de Champlain au Musée canadien des civilisations. Outaouais Heritage WebMagazine

En 1989, l’intervention du ministère des Communications du Canada a permis d’acquérir l’astrolabe de Champlain détenu depuis plusieurs années par la New York Historical Society, afin de l’intégrer aux collections du Musée canadien des civilisations qui allait ouvrir ses portes. Déjà, lors du centenaire de la Confédération du Canada, en 1967, des reproductions de cet astrolabe avaient été offertes à plusieurs musées canadiens et américains. Des statues de Champlain le représentant avec son astrolabe à la main ont aussi été érigées. Celle qu’on trouve à Ottawa est l’un des monuments les plus photographiés au Canada. La multiplication des images représentant l’astrolabe contribue au processus de patrimonialisation de cet objet devenu mythique, tout autant qu’à celle de Samuel de Champlain comme père de la nation canadienne.

La découverte de l’astrolabe au XIXe siècle

Champlain a exploré la rivière des Outaouais avec Nicolas de Vignau au cours de l’été 1613, à la recherche d’un passage vers la Chine et les richesses de l’Orient. Les deux hommes auraient remonté la rivière jusque vers Gould’s Landing, puis ils auraient traversé une série de lacs et de portages pour éviter les rapides de l’Outaouais, jusqu’à l’île aux Allumettes. Dans son récit de voyage, Champlain donne d’abord des mesures précises de latitude qui laissent supposer l’utilisation de son astrolabe. Par la suite, il décrit simplement les lieux sans donner de précision sur la latitude, ce qui laisse croire à la perte de l’astrolabe. Pourtant Champlain ne rapporte nulle part la perte de son précieux instrument de mesure, bien qu’il note de nombreux détails.

Deux cent cinquante quatre ans plus tard, au mois d’août 1867, débute l’histoire de la patrimonialisation de l’astrolabe de Champlain. Cette année-là, un jeune adolescent nommé Edward George Lee découvre par hasard « un disque de laiton dans le sol sous un arbre abattu. Son père, John Lee, un fermier établi près de Cobden, Ontario, effectuait des travaux de défrichage sur la rive du lac Green.» (NOTE 1) C’est ainsi que Jean-Pierre Chrestien, conservateur au Musée canadien des civilisations, rapporte la découverte de l’astrolabe dans un ouvrage majeur consacré à Champlain paru en 2004.

Champlain utilisant son astrolabe, sur la rive ouest de la rivière Outaouais, 1613. Bibliothèque et Archives Canada.

Le jeune Lee découvre en même temps d’autres objets, soit « une chaîne en fer rouillée, de petits récipients ou des plats emboîtés en cuivre et deux gobelets en argent gravés ou armoriés ». Tous ces objets furent remis au propriétaire du terrain, le capitaine Overman.

Dans un récit publié en 1880, un dénommé Scadding signale que « les gobelets furent vendus à un colporteur, puis fondus tandis que les cuivres furent réutilisés entre autres à réparer une pirogue percée». Ainsi disparurent les seules preuves permettant d’identifier de façon certaine la provenance de tous ces objets. Quant à l’astrolabe, il aurait été conservé pendant « plusieurs mois sur le bureau des officiers du vapeur desservant les rives du lac Muskarat et l’événement ne fut connu du public que plusieurs années plus tard. » (NOTE 2)

En 1870, la publication des œuvres de Champlain par l’abbé Charles-Honoré Laverdière relance l’intérêt pour l’astrolabe. Un artiste du nom d’Alexander Jamieson Russell publie une plaquette dans laquelle il affirme qu’il s’agit bien de l’astrolabe ayant appartenu à Champlain. Les preuves qu’il donne ne sont cependant que circonstancielles.

La même année, Orasmus Holmes Marshall , un collectionneur de livres de Buffalo, fait à son tour le point sur cette découverte et se dit en accord avec les arguments de Russell, quoiqu’il reste prudent sur l’origine de l’astrolabe car, à son avis, les preuves ne sont pas concluantes. Enfin, l’éditeur du Canadian Journal of Science, Litterature, and History reprend à son compte ces arguments lors du congrès du Canadian Institute de 1879. À partir de ce moment, comme le souligne Chrestien, « L’astrolabe de Champlain prenait place dans l’histoire canadienne. » (NOTE 3)

Pendant ce temps, l’astrolabe change de propriétaire. Le capitaine Overman vend l’instrument à son patron R. W. Cassels. Puis les héritiers de Cassels le vendent au collectionneur américain Samuel V. Hoffman qui le lègue à la New York Historical Society en 1942. Tout au long de ce parcours, l’astrolabe a été présenté dans plusieurs expositions, notamment « au Smithsonian Institute de Washington, au Peabody Museum de Salem et au musée des sciences et de la technologie du Canada à Ottawa. » (NOTE 4)

Des interrogations légitimes

Photographie d'un homme intépretant Samuel de Champlain lors du Tricentenaire de la ville de Québec. Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Certains détails de l’histoire de cet astrolabe soulèvent des questions. En 1613, seuls quelques érudits savaient manipuler cet instrument de haute technologie qui a permis à Champlain de cartographier précisément le nouveau territoire qu’il explorait. Alors, pourquoi n’en a-t-il pas souligné la disparition dans son récit de ce voyage, tandis qu’il donne une foule d’autres détails? Comment expliquer que l’astrolabe ait été retrouvé avec d’autres objets qui n’ont apparemment aucun rapport avec les explorations de Champlain? Rappelons aussi que seule la tradition orale atteste de la découverte de l’astrolabe en 1867, puisqu’il s’écoule douze ans avant la publication du premier texte rapportant celle-ci. On peut également s’interroger sur le fait que l’astrolabe ait été découvert au mois d’août 1867, soit quelques semaines après la confédération du Canada, le 1er juillet.

Par ailleurs, en 1879, au moment où l’expansion territoriale du Canada vers l’Ouest provoque une crise majeure avec les Métis du Manitoba et de la Saskatchewan, trois publications viennent confirmer l’authenticité de l’astrolabe de Champlain. Le gouvernement canadien finance alors la construction d’une voie de chemin de fer afin d’unifier le pays d’est en ouest, l’objectif étant de rattacher la Colombie-Britannique au reste du Canada. Une chose est sûre, le Canada est encore un jeune pays dont l’histoire reste à écrire. La découverte de l’« astrolabe de Champlain » arrive donc à point nommé.

La redécouverte et la mise en valeur de l’astrolabe

Train de la Confédération

En 1967, le centenaire de la Confédération canadienne fait ressurgir l’histoire pratiquement oubliée de l’astrolabe de Champlain, alors conservé aux États-Unis à la New York Historical Society. Le vaste programme de commémoration de l’histoire nationale conduit le gouvernement du Canada à emprunter l’astrolabe pour en faire des copies qu’il distribue aux musées. Le gouvernement intègre l’objet au grand récit historique proposé aux Canadiens, notamment par le biais du train de la Confédération qui sillonne le pays pour présenter une exposition retraçant l’histoire du Canada. Il y a là une volonté manifeste de légitimer l’authenticité de l’astrolabe et, en même temps, de valoriser l’histoire canadienne. Dans le même esprit, en 1989, le gouvernement canadien acquiert l’astrolabe et l’intègre aux collections du nouveau Musée canadien des civilisations. Ce geste est chargé de signification aux plans historique et identitaire.

Retour sur l’authenticité de l’astrolabe

Le conservateur du Musée canadien des civilisations, Jean-Pierre Chrestien, précise que la date 1603 est gravée sur le disque de 13 cm de l’astrolabe et que les analyses métallurgiques confirment qu’il a bel et bien été fabriqué en Europe au début du XVIIe siècle. Mais rien ne permet de garantir qu’il provient de France. Rien ne prouve non plus qu’il s’agit bien de l’astrolabe ayant appartenu à Champlain. On sait qu’avant de mourir, le célèbre explorateur a légué ses biens au père Charles Lalemant qui a donc peut-être hérité de cet astrolabe… s’il n’a pas été perdu lors du voyage de 1613. Chrestien émet d’ailleurs l’hypothèse que le père Lalemant l’a peut-être lui-même perdu lors d’un de ses voyages entre la Huronie et Québec. Ou encore, suppose Chrestien, le père Lalemant « l’a-t-il donné à une autre personne, au père Daniel, par exemple ? Champlain avait-il plusieurs astrolabes ? Probablement, car il n’a pu dresser ses cartes d’une aussi grande précision avec le petit astrolabe du lac Green.» (NOTE 5) Voilà autant d’hypothèses qui jettent un doute sur l’authenticité de l’« astrolabe de Champlain ».

Une histoire de patrimoine

En réalité, ce récit fabuleux repose principalement sur la volonté de tous les acteurs d’y croire. L’histoire est trop belle pour ne pas être vraie... Comme tous les objets patrimoniaux et muséologiques, l’astrolabe de Champlain remplit une fonction mémorielle, celle de nous rappeler l’œuvre du père fondateur de la Nouvelle-France.

Plus remarquable encore, l’histoire suit la structure traditionnelle des contes, qui se décompose en six grandes étapes que voici.

1. La situation initiale place le héros dans le décor du récit. 2. Le héros se lance ensuite dans une quête qui vise à combler un besoin. 3. Le héros doit s’éloigner pour trouver ce qu’il cherche. 4. Pendant son périple, le héros rencontre des obstacles et des épreuves. 5. Le héros reçoit habituellement une aide magique qui lui permet de mener à terme à sa quête. 6. Le héros atteint son but. Le manque initial est comblé. La fin est heureuse.

Les passages des récits de Champlain qui se rapportent directement à l’astrolabe recoupent assez fidèlement cette structure

Carte de l'est du Canada faite par Samuel de Champlain © National Library of Canada

Champlain s’engage dans un voyage d’exploration à la demande expresse du roi Louis XIII qui lui confie le mandat de « trouver le chemin facile pour aller par dedans ledit païs au païs de la Chine & Indes Orientales » (NOTE 6). Champlain doit donc s’éloigner de Québec et explorer un territoire inconnu rempli d’obstacles. Les Algonquins que Champlain rencontre à l’île aux Allumettes lui apportent l’aide « magique » en question, en lui révélant les mensonges de son guide français (Nicolas de Vignau) et en lui donnant les informations fiables qui convaincront Champlain de rebrousser chemin. Le retour à Québec n’est pas entièrement fructueux pour Champlain, mais il marque le retour à la vie normale ainsi qu’un progrès important dans sa connaissance du territoire.

L’histoire du processus de patrimonialisation de l’astrolabe de Champlain épouse également cette structure. Cette fois l’astrolabe en est le héros. La quête évoquée par ce récit est la découverte de l’origine et de l’histoire du Canada.

La découverte de l’astrolabe nous ramène au voyage que fit Champlain dans l’Outaouais en 1613. Elle marque aussi la seconde fondation symbolique du Canada puisque sa découverte se fait curieusement en 1867 dans la région de ce qui deviendra la Capitale nationale. Après avoir dormi sous terre pendant 254 ans, l’astrolabe de Champlain change plusieurs fois de main et se retrouve aux États-Unis pour une longue période d’exil. Si plusieurs auteurs et collectionneurs sont persuadés que l’astrolabe est authentique, d’autres en doutent. Il faut donc démontrer cette authenticité. Les historiens qui se sont attaqués à la question n’ont pu confirmer hors de tout doute la valeur historique de l’astrolabe. Ils utilisent plutôt cet objet comme prétexte pour raconter l’histoire. L’instrument revient temporairement au Canada en 1967 pour les célébrations du centenaire de la Confédération. Le gouvernement canadien en fait des copies qui circulent dans le réseau des musées canadiens, mais l’original demeure aux États-Unis. Enfin, en 1989, l’objet convoité revient définitivement au pays après de longues négociations entre les gouvernements canadien et américain, afin de souligner la transformation du Musée de l’Homme en Musée canadien des civilisations, dont le mandat est précisément d’être « le dépositaire national de l'histoire de l'humanité ».

Dès lors, le Musée fait de l’astrolabe de Champlain un objet-icône qui prend place au cœur de l’exposition permanente consacrée à l’histoire du Canada. Comme dans les contes traditionnels, la fin est heureuse. Mais les doutes exprimés au cours des dernières années ont conduit le Musée à nuancer l’authenticité de l’astrolabe. Un nouveau débat sur l’astrolabe est survenu lors des célébrations du 400e anniversaire de la présence française en Amérique du Nord. Comme l’écrivait Jacques Hainard à propos des objets muséologiques, ne sommes-nous pas en présence d’un cas type «d’objet prétexte et d’objet manipulé» ?

De quoi témoigne le récit de l’astrolabe ?

L'astrolabe qui aurait appartenu à Samuel de Champlain, retrouvé en 1867 © Collection générale de la bibliothèque Morisset.

Ce n’est donc pas tant l’objet qui importe ici, mais plutôt le récit qui se construit autour de lui : un récit d’exploration, de perte et de découverte, d’origines et d’identité. L’histoire entourant l’astrolabe de Champlain est d’ailleurs si inusitée que sur le site internet du Musée canadien des civilisations, on donne maintenant cette version :

«En mai 1613, Samuel de Champlain, l'explorateur-cartographe français, remonte la rivière des Outaouais. Afin d'éviter les rapides, il choisit de traverser une succession de petits lacs près de Cobden en Ontario. Champlain et ses hommes doivent portager à travers des troncs d'arbres enchevêtrés près du lac Green, aussi connu sous le nom de «Astrolabe Lake». Quelques auteurs de la fin du dix-neuvième siècle croient qu'il aurait perdu son astrolabe à cet endroit. Si c'est exact, cet astrolabe serait resté pendant 254 ans à l'endroit même où il serait tombé. En 1867, Edward Lee, un jeune fermier de 14 ans, le découvre.» (NOTE 7)L’« astrolabe de Champlain » se révèle un objet mémoriel agissant comme un miroir qui nous ramène à l’origine même de l’appropriation du territoire par les puissances européennes. L’astrolabe permet de légitimer les origines historiques de la nation canadienne et il peut être vu comme une véritable « relique » de notre histoire. L’astrolabe évoque le mythe de la fondation initiale du pays par Champlain, ainsi que sa renaissance sous la forme de la Confédération canadienne. Alors qu’on cherche toujours le tombeau de Champlain, son astrolabe est là pour nous rappeler le rôle crucial qu’il a joué dans l’histoire du Canada.


Yves Bergeron
Professeur en histoire de l’art et muséologie
Université du Québec à Montréal

 

NOTES

1. Jean-Pierre Chrestien, « L’astrolabe de Champlain », dans Raymonde Litalien et Denis Vaugeois (dir.), Champlain : la naissance de l’Amérique française, Paris, Nouveau monde; Sillery (Qc), Septentrion, 2004, p. 351.

2. Ibid.

3. Ibid., p. 352.

4. Ibid.

5. Ibid., p. 353.

6. Marcel Trudel, « Champlain, Samuel de », Dictionnaire biographique du Canada en ligne [en ligne], http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?&id_nbr=115.  

7. Musée canadien des civilisations, « L’astrolabe dit de Champlain », Salle des trésors [en ligne], exposition virtuelle, http://www.civilization.ca/tresors/treasure/222fra.html.


Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés

Vidéos
  • Champlain (Film muet) Ce film présente divers monuments érigés à la mémoire de Samuel de Champlain. Ceux-ci témoignent du rôle important qu’il a joué dans l’histoire de l’Amérique française. À Québec, lors du tricentenaire de la fondation de la ville (1908), près du Château Frontenac. On voit aussila réplique du bateau « Don de Dieu » et la reconstitution de l’Abitation de Champlain à Québec. À Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, une statue de Champlain souligne la découverte de l’endroit par Champlain en 1604. On assiste aussi à une cérémonie commémorative à l’île de Sainte-Croix, où Champlain a hiverné en 1604. Enfin, à Montréal, une statue de Champlain et plusieurs affiches commerciales rappellent le célèbre explorateur.
    Vidéo basse résolution - Poids : 31602 Ko
    Vidéo haute résolution - Poids : 62664 Ko

    Durée : 4 min 0 sec
  • L'Astrolabe de Champlain Derrière le Musée des Beaux-arts du Canada à Ottawa, on voit à deux époques différentes la statue de Champlain tenant son célèbre astrolabe.
    Vidéo basse résolution - Poids : 8739 Ko
    Vidéo haute résolution - Poids : 22908 Ko

    Durée : 1 min 14 sec
Photos

Ailleurs sur le web

Retour vers le haut

© Tous droits réservés, 2007
Encyclopédie du patrimoine culturel
de l'Amérique française.

Gouvernement du Canada