Cathédrales de Saint-Boniface
par Girard, David
Témoins de la présence française et catholique dans l’Ouest canadien, six églises se sont succédé depuis 1818 à Saint-Boniface, une ville aujourd’hui annexée à Winnipeg (Manitoba), au bord de la rivière Rouge. La mission de Saint-Boniface a connu un extraordinaire développement en une cinquantaine d’années, passant d’une simple mission au siège d’un vaste archidiocèse couvrant presque tout l’Ouest canadien. Cette expansion a entraîné la construction de cinq cathédrales successives. La plus grande et la plus prestigieuse de celles-ci, œuvre du deuxième archevêque, Adélard Langevin, a été inaugurée en 1908. Au grand désarroi de la population francophone, qui voyait en elle le symbole de sa vitalité, un violent incendie la dévaste en 1968. Aujourd’hui, au cœur des ruines de cet édifice exceptionnel, l’actuelle cathédrale de Saint-Boniface, consacrée en 1972, perpétue la valeur patrimoniale de ce lieu hautement symbolique de la présence francophone dans l’Ouest.
Article available in English : The Cathedrals of Saint-Boniface
Le point de départ de l’expansion francophone dans les Prairies
La cathédrale de Saint-Boniface revêt une importance symbolique indéniable pour la communauté franco-manitobaine, puisqu’elle est située à l’endroit du premier établissement des francophones catholiques dans les Prairies et au point de départ de leur expansion vers l’Ouest. Cette impressionnante cathédrale de style néoroman, construite à grands frais au début du XXe siècle, devient rapidement un objet de fierté pour cette population qui voit en elle une des plus belles réussites de sa survivance en milieu minoritaire. La consécration de ce bâtiment au rang de basilique mineure en 1949 lui donne encore plus de valeur. Pendant longtemps, cet édifice religieux sera le plus grand de tout l’Ouest canadien. L’incendie qui le ravage en 1968 cause donc un choc particulièrement grand dans la communauté. Conscient de l’importance symbolique de ce lieu, l’architecte Étienne Gaboury conçoit, au début des années 1970, une nouvelle cathédrale à l’intérieur même des ruines de la précédente. De cette façon, il conserve la valeur patrimoniale du site qui a abrité deux églises et quatre cathédrales successives. L’endroit, désigné site provincial du patrimoine du Manitoba en février 1994, est d’ailleurs visité par des milliers de personnes chaque année.
La concurrence religieuse dans l’Ouest
L’histoire commence à l’époque où la traite des fourrures bat son plein. À la suite d’une pétition envoyée en 1817 par 22 habitants de la Rivière-Rouge réclamant un prêtre résident, Mgr Joseph-Octave Plessis, archevêque de Québec, choisit d’envoyer Joseph-Norbert Provencher, qui ne parle que le français, à la tête d’une mission dès l’année suivante. Arrivé à la Rivière-Rouge, Provencher fait aussitôt entreprendre la construction d’un bâtiment modeste servant à la fois de résidence et de première chapelle (NOTE 1). Consacrée le 1er novembre 1818 sous le nom de Saint-Boniface (NOTE 2), cette chapelle est rapidement remplacée par une nouvelle église, dont la construction débute en 1819. Ayant déjà concédé des terres à la mission (NOTE 3), lord Selkirk, qui a établi une communauté écossaise catholique dans la région, offre une cloche fabriquée en Angleterre la même année pour la réalisation du nouvel édifice. Cette seconde église n’est complétée qu’en 1825, par manque de fonds.
L’établissement de cette mission ne se fait pas sans difficulté. Avant même d’y envoyer Provencher, Mgr Plessis se rend déjà compte qu’il faudra éventuellement ériger un diocèse dans l’Ouest à cause des distances qui séparent la colonie de la Rivière-Rouge de l’archevêché de Québec. Malgré la jeunesse de la colonie et sa faible population, il entreprend rapidement des démarches à cette fin, conscient qu’il pourrait se faire devancer par les anglicans (NOTE 4) ou par les catholiques irlandais et écossais de langue anglaise, qui sont désormais plus nombreux que les catholiques francophones (NOTE 5) dans la région. Mgr Plessis va même jusqu’à Londres et à Rome afin d’obtenir la permission de nommer Provencher évêque auxiliaire et suffragant de l’archevêché de Québec, ainsi que son vicaire général. Après trois années de démarches, le 12 mai 1822, Mgr Plessis peut enfin faire entrer Provencher dans ses nouvelles fonctions, malgré le refus initial de ce dernier.
D’un diocèse auxiliaire à un archidiocèse
Vu la croissance de la population francophone et l’accession de la mission au rang de diocèse auxiliaire, on décide d’ériger une plus grande cathédrale (NOTE 6). L’ambitieuse cathédrale, dite « de Provencher (NOTE 7) », est construite entre 1832 et 1839. Ses dimensions impressionnantes en font un sujet de choix pour les dessinateurs et les peintres qui passent dans la région, puisqu’il existe plusieurs représentations de l’édifice. Le poète américain John Greenleaf Whittier (1807-1892) l’a rendu célèbre dans son poème The Red River Voyageur (NOTE 8), accompagné d’un dessin de la cathédrale.
À l’occasion d’une visite à Québec en 1843, Joseph-Norbert Provencher convainc l’archevêque Joseph Signay de transformer le district de la Rivière-Rouge en circonscription ecclésiastique autonome. Rome consent à ce projet le 16 avril 1844 et Provencher devient vicaire apostolique, dit « de la baie d’Hudson et de la baie James (NOTE 9) ». Deux ans plus tard, tout juste après l’établissement d’une province ecclésiastique sur la côte du Pacifique, Signay propose à Provencher de transformer le district de la Rivière-Rouge en archidiocèse. Devant le refus de ce dernier, il se contente d’en faire un diocèse le 4 juin 1847. Trois ans plus tard, le diocèse du Nord-Ouest change de nom pour celui de diocèse de Saint-Boniface.
Le 25 mars 1857, Louis Riel reçoit la première communion dans la cathédrale de Provencher. Trois ans plus tard, le 14 décembre 1860, l’édifice disparaît dans un incendie. Alexandre-Antonin Taché, qui est l’évêque de Saint-Boniface depuis 1853, entreprend alors un voyage au Québec afin de recueillir des fonds pour la reconstruction. De taille plus modeste que la précédente, la cathédrale de Taché est érigée en 1862 et 1863. En raison de moyens financiers réduits, on abandonne l’idée des tours sur la façade et on ne réalise pas l’ornementation initialement prévue sur la devanture. D’ailleurs, il faut attendre les années 1870 avant la construction du clocher. Cette cathédrale n’en devient pas moins le siège de l’archidiocèse de Saint-Boniface le 22 septembre 1871, puisque, contrairement à son prédécesseur, Mgr Taché ne s’oppose pas aux ambitions de l’archevêque de Québec. Ce sera dans ce nouvel édifice que se dérouleront les funérailles de Louis Riel à l’automne 1885, après sa pendaison à Regina pour trahison.
Une basilique mineure pour Saint-Boniface
La fin du XIXe siècle est une période difficile pour la communauté francophone du Manitoba, en raison notamment de l’abandon du français comme seconde langue officielle de la province et de l’abolition des écoles confessionnelles en 1890 (NOTE 10). La communauté francophone des abords de la rivière Rouge se sent menacée et des démarches sont entreprises afin de constituer Saint-Boniface en grande ville pour mieux préserver son caractère français et éviter son incorporation à Winnipeg. Cet objectif est atteint en 1908.
La même année, la communauté se réjouit d’une autre grande réussite avec l’inauguration d’un nouvel édifice religieux, l’impressionnante cathédrale dite « de Langevin ». En effet, nommé archevêque en 1895, Adélard Langevin entreprend, dès 1904, de faire construire une nouvelle église, pour laquelle il commence à amasser des fonds. En 1906, il affirme que « [c]et édifice s’impose puisque les enfants seuls remplissent la cathédrale actuelle (NOTE 11) ». La population croît continuellement et, selon des statistiques publiées en 1907 dans Les Cloches de Saint-Boniface, le journal ecclésiastique de l’archevêché (NOTE 12), on comptait environ 12 000 catholiques dans l’Ouest canadien en 1881 et déjà 20 000 en 1888. Quant à la ville de Saint-Boniface, elle passe de 2 154 catholiques en 1888 à 4 615 en janvier 1906, dont la quasi-totalité est francophone. La population catholique de Saint-Boniface a donc plus que doublé en moins de 20 ans, provoquant la multiplication des paroisses catholiques dans la ville. La nécessité de construire une cathédrale de grande ampleur est d’autant plus pressante qu’elle est maintenant le siège de l’archidiocèse de Saint-Boniface, au sommet hiérarchique de l’Église catholique dans l’Ouest canadien.
Le coût de construction s’élève à 200 000 $ (sans compter les dépenses d’aménagement intérieur), une somme qui doit être empruntée sur une période de 40 ans à partir de 1906. L’édifice mélangeant à la fois des éléments de traditions latine et byzantine devient rapidement un objet de fierté pour tous les francophones de l’Ouest. Inaugurée en 1908, la cathédrale est la plus grande église de l’Ouest canadien. Une fois celle-ci complétée, on démantèle la cathédrale de Taché l’année suivante, puisqu’elle montre des signes d’usure importants et qu’elle est jugée dangereuse. Le 10 juin 1949, par décret du pape Pie XII, la cathédrale de Langevin est proclamée basilique mineure, car elle reprend la forme des basiliques romaines, à l’exclusion de la coupole et des transepts qui ne sont pas construits (NOTE 13).
L’incendie de 1968 et la reconstruction
Le 22 juillet 1968, quelques jours seulement après les célébrations du 150e anniversaire de la fondation de la mission de Saint-Boniface, alors qu’on entreprend des travaux de rénovation à l’intérieur de l’église, un incendie d’une rare violence éclate. En seulement deux heures, dans la consternation générale, tout s’envole en fumée. Les clochers de bois et les piliers intérieurs, également faits de bois recouvert de plâtre, ne résistent pas longtemps. Seuls subsistent les murs de pierre de la cathédrale. Ce monument est tellement central dans l’identité des francophones catholiques qu’au moment de l’incendie, des religieuses âgées déclarent que c’est une perte non seulement pour Saint-Boniface, mais pour tout le pays, et que la destruction de ce lien historique avec le passé va certainement créer un vide immense et les appauvrir (NOTE 14). Le directeur du Musée de Saint-Boniface, Philippe Mailhot, témoin oculaire de l'événement, raconte que « la journée de l'incendie était vraiment triste, particulièrement quand les clochers sont tombés. Il y a eu alors une sorte de hurlement qui est monté de la foule et on a ressenti un sens de finalité. Ça 'a pris que trois heures et, à la fin de la journée, il ne restait que les murs de pierre. Je n'ai jamais vu un incendie d'une telle ampleur (NOTE 15) ». Un élément majeur du patrimoine franco-manitobain vient alors de disparaître.
Mais les gens de Saint-Boniface ne baissent pas les bras pour autant, puisqu’avec l’aide de l’archevêque Maurice Baudoux, en place depuis 1955, on entreprend des démarches pour la réalisation d’une quatrième cathédrale. Les paroissiens se disent prêts à s’endetter pour 25 ans en vue de reconstruire à l’identique cette église phare, tant ils sont attachés à ce symbole identitaire. Cependant, les premières estimations font état de coûts excessifs pour la reconstruire telle quelle, soit autour de 10 millions de dollars. Dans le contexte de l’époque, alors que la fréquentation des églises est en baisse et que le concile Vatican II a remis en question plusieurs éléments traditionnels de l’Église catholique romaine, Mgr Baudoux (NOTE 16) décide d’opter pour un projet moins onéreux.
C’est avec un modeste budget de 630 000 $ que l’architecte franco-manitobain Étienne Gaboury, choisi parmi les soumissionnaires, élabore les plans du nouvel édifice. Il tient à ériger le nouveau lieu de culte à l’intérieur même des ruines de la grande cathédrale afin de conserver un lien direct avec ce lieu si riche de sens. L’église qu’il conçoit, de style résolument moderne, couvre la moitié de la surface de la cathédrale de Langevin. Inaugurée le 17 juillet 1972, elle permet d’accueillir 1 000 personnes au lieu des 2 500 de l’église précédente, ce qui correspond à la fréquentation habituelle des paroissiens de cette époque.
Un lieu particulièrement significatif
Même si la basilique mineure n’est plus, le fait que le projet de Gaboury ait permis de conserver les murs de la cathédrale incendiée et d’ériger la nouvelle église à l’intérieur même de l’ancienne est très apprécié par les gens de Saint-Boniface, ainsi que par les touristes qui visitent les lieux. La succession de six églises catholiques au même endroit en près de 200 ans confère à ce site une très grande valeur patrimoniale et identitaire pour les francophones des Prairies canadiennes. La cathédrale de Saint-Boniface, toujours debout, toujours vivante, demeure un témoin privilégié de l’enracinement des francophones dans l’Ouest et la preuve de leur détermination à maintenir et à développer leur culture.
David Girard
Historien
Université Laval
NOTES
1. La petite cloche de cette modeste chapelle est conservée au Musée de Saint-Boniface et fonctionne toujours.
2. En l’honneur de saint Boniface, apôtre de la Germanie, missionnaire important devenu archevêque à la suite de ses conversions nombreuses chez les païens.
3. Lord Selkirk a fait deux dons de terrains : un premier d’une vingtaine d’acres, à la hauteur de la rivière Assiniboine, du côté est de la rivière Rouge, puis un second d’environ 15 000 acres, situé à l’est de la rivière Seine. Ce domaine correspond en grande partie au territoire de la ville de Saint-Boniface constituée en 1908.
4. Un ministre anglican, John West, arrive dès août 1820 et fait construire une première église anglicane en 1823. Celle-ci deviendra d’ailleurs aussi une cathédrale.
5. Lucien Lemieux, « Provencher, Joseph-Norbert », Dictionnaire biographique du Canada en ligne [en ligne], http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?&id_nbr=4143, consulté le 11 février 2011.
6. En devenant, en 1822, siège de l’évêque auxiliaire et suffragant de l’archevêché de Québec, l’église de 1819 avait accédé au rang de cathédrale.
7. On trouve, au Musée de Saint-Boniface, une maquette assez proche de ce que devait être cette imposante cathédrale à l’époque.
8. John Greenleaf Whittier, The Red River Voyageur, Hudson Bay Co., 1892, p. 8.
9. Le territoire du vicariat, du diocèse, puis de l’archidiocèse était immense avec ses 1 790 000 milles carrés, englobant tout le bassin de l’Arctique et les terres de Rupert.
10. Il y a eu deux lois en 1890. D’abord, l’Official Language Act, qui fait de l’anglais la langue officielle du gouvernement et des tribunaux. Mais c’est l’autre loi, celle qui abolit les écoles confessionnelles, qui mobilise l’énergie du clergé et de l’élite canadienne-française. C’est le début de la fameuse question des écoles du Manitoba.
11. « Notre nouvelle cathédrale », Les Cloches de Saint-Boniface, vol. V, no 3, 1er février 1906, p. 25. On y présente d’ailleurs le plan de la future cathédrale, dont la construction commence quelques mois plus tard.
13. Il ne faut pas comprendre dans un sens péjoratif le mot mineure, puisque le titre de basilique mineure est une consécration exceptionnelle. Lorsque Rome accorde ce titre à un édifice religieux, c’est parce qu’il reprend plusieurs des éléments du plan basilical, qui a été le premier modèle d’église connu de la Chrétienté et est d’ailleurs considéré comme le plan idéal. Si la cathédrale de Saint-Boniface est proclamée basilique mineure, c’est en fait parce qu’elle reprend l’essentiel des éléments qui composent ce plan. Son style néoroman la rapproche des premières églises chrétiennes, mais l’absence des transepts et de la coupole, éléments fondamentaux de la basilique, ne lui permet pas d’obtenir le plein titre de basilique. C’est pourquoi Rome a jugé bon de lui donner le qualificatif de basilique mineure.
14. Marie-Anna A. Roy, Les visages du vieux Saint-Boniface, s. l., s. n., 1970, p. 161.
15. Martin Fournier, Entrevue avec Philippe Mailhot, directeur du Musée de Saint-Boniface [support numérique], Winnipeg, 17 novembre 2010.
16. Baudoux a été un important participant canadien au concile Vatican II et il a accueilli inconditionnellement la nouvelle liturgie. Par ailleurs, il a déployé beaucoup d’énergie pour convaincre les évêques canadiens de travailler ensemble.
Bibliographie
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Whittier, John Greenleaf, The Red River Voyageur, Hudson Bay Co., 1892, 17 p.
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