La devise québécoise «Je me souviens»

par Deschênes, Gaston

Armoiries de la province de Québec, gravées sur le fronton de l'Assemblée nationale à Québec

Il fut un temps, au milieu du XXe siècle, où les écoliers québécois terminaient le «salut au drapeau» hebdomadaire par un vibrant «Je me souviens!» À cette époque, le gouvernement du Québec identifiait ses édifices, ses messages et ses publications avec ses armoiries où les citoyens retrouvaient la même devise. La Révolution tranquille a fait disparaître le «salut» et, dans son programme d'identité visuelle, l'État québécois a remplacé les armoiries par la fleur de lis (puis par un fleurdelisé miniature), mais la devise a connu sa revanche en 1978 lorsque le gouvernement Lévesque l'a fait inscrire sur les plaques d'immatriculation québécoises pour remplacer le slogan publicitaire La belle province. Les Québécois ont ainsi leur devise sous les yeux quotidiennement... même s'ils en ignorent souvent l'origine et la signification.

 

Article available in English : The Motto of Quebec: “Je me souviens”

Un patrimoine oublié

Vue rapprochée d'une plaque d'immatriculation du Québec

Le changement de message sur les plaques d'immatriculation se fit sans débat public à la fin des années 1970, comme s'il allait de soi, mais plusieurs Québécois se demandèrent sur quoi devaient porter leurs souvenirs. Un vox pop du journal Montréal Star révéla que les Montréalais avaient des interprétations très variées : la conquête, une réponse au rapport Durham et même la victoire du Parti québécois en 1976... En ne fournissant pas documentation officielle sur la devise, le gouvernement contribua certainement à cette confusion. Qui se souvenait des origines de cette devise et du contexte dans lequel elle est apparue, vers 1885, au fronton de l'Hôtel du Parlement de Québec ? C'est pourtant là qu'on en trouve la signification.

 

Les origines de la devise

Eugène-Étienne Taché

C'est Eugène-Étienne Taché, l'architecte de cet édifice, qui a créé la devise du Québec. Taché était le fils d'un ancien premier ministre du Canada-Uni, Étienne-Paschal, leader patriote régional en 1837 et néanmoins père de la Confédération. Arpenteur de formation, sous-ministre des Terres de la Couronne, Taché était un homme d'une grande culture qui se passionnait pour l'architecture. Il avait impressionné ses concitoyens et les autorités gouvernementales en concevant une série d'arcs de triomphe pour le bicentenaire du diocèse de Québec et, aussi étonnant que cela puisse paraître pour un autodidacte, il obtint le mandat de préparer les plans d'un nouvel Hôtel du Parlement.

Taché s'inspira de l'architecture du Louvre, et particulièrement de l'agrandissement de cet édifice (1852-1857) qui deviendra le modèle par excellence du style Second Empire. Le Louvre l'inspira aussi comme palais civil où la statuaire développe un thématique laïque. Lorsqu'il proposa de consacrer la façade de l'Hôtel du Parlement à la mémoire des grands personnages de l'histoire nationale, il se trouva en communauté de pensée avec les autorités gouvernementales qui souhaitaient affermir l'identité du Québec en s'appuyant sur l'ancienneté de la société québécoise et son statut de nation fondatrice. Ainsi, lors de la pose de la première pierre de la façade, en 1884, le lieutenant-gouverneur Théodore Robitaille proposa cette réponse à ceux qui se demandaient si la population québécoise était attachée à ses institutions et à son autonomie : « Allez visiter les édifices publics qu'elle a construits dans sa capitale, et vous verrez qu'elle entend conserver ce self government qu'elle a conquis après un siècle de luttes et de combats ».

Armoiries de la province de Québec, 1929

Pour orner l'entrée principale, Eugène-Étienne Taché a choisi d'utiliser les armes octroyées à la province par la reine Victoria en 1868, auxquelles il ajouta une devise de son cru, Je me souviens. Tout simplement. Ses plans furent acceptés par le gouvernement, annexés au contrat de construction signé en 1883 et réalisés.

Il a été impossible de trouver le moindre texte où Taché aurait expliqué l'origine et la signification du Je me souviens et on peut penser qu'il n'en a pas senti le besoin, tellement le message qu'il voulait transmettre était simple et la signification de sa devise, évidente quand on la replace dans son contexte. Dans un mémoire qu'il adressait au sous-ministre des Travaux publics en avril 1883, Taché donnait un aperçu de « l'ensemble des souvenirs » qu'il voulait évoquer dans la décoration de la façade de l'Hôtel du Parlement. Ce passage ne laisse pas de doutes sur le sens du Je me souviens. Taché voulait faire un Panthéon à la mémoire des héros de l'histoire du Québec et sa devise invite les Québécois à se souvenir.

 

La signification de la devise

Sir Thomas Chapais (1858-1946)

Apparue discrètement dans la façade, la devise est devenue partie intégrante des armoiries du Québec dès la fin du XIXe siècle (le gouvernement ne prenant pas la peine de demander l'autorisation royale) et c'est par simple décret gouvernemental qu'elle est entrée formellement dans la description héraldique des armoiries en 1939.

Dès la fin du XIXe siècle, les Québécois avaient adopté la devise de Taché, comme en témoigne par exemple un discours prononcé en 1895 par Thomas Chapais, historien, conseiller législatif et ministre :

« la province de Québec a une devise dont elle est fière et qu'elle aime à graver au fronton de ses monuments et de ses palais. Cette devise n'a que trois mots : « Je me souviens » ; mais ces trois mots, dans leur simple laconisme, valent le plus éloquent discours. Oui, nous nous souvenons. Nous nous souvenons du passé et de ses leçons, du passé et de ses malheurs, du passé et de ses gloires. »

On ne trouve aucun débat public sur cette devise et les contemporains de Taché ne se posaient pas de question sur sa signification. Jusqu'aux années 1970, les interprétations sont constantes dans la documentation consultée sur le sujet, même si l'État n'en a jamais donné d'interprétation officielle. Comme Chapais, plusieurs auteurs évoquent le souvenir de l'histoire en général. Au Canada anglais, on ne voit pas les choses différemment : « [the] ancient lineage, traditions and memories of all the past » (Association des arpenteurs ontariens, 1934) ou « the glory of the Ancien Régime » (NOTE 1).

 

L'autre devise

A Licence to Remember: Je me souviens

Or, après l'introduction du Je me souviens sur les plaques d'immatriculation, une interprétation qui circulait déjà de bouche à oreille dans certains milieux s'est répandue, vraisemblablement amplifiée par une lettre ouverte publiée par une petite-fille de Taché dans le Montréal Star en 1978. L'auteure de cette lettre prétendait que Je me souviens était le début d'une devise plus longue :

« Je me souviens/Que né sous le lys/Je croîs sous la rose.
I remember/That born under the lily/I grow under the rose. »

Cette interprétation s'est ensuite frayé un chemin dans au moins un dictionnaire de citations (le Colombo's Canadian Quotations), dans des banques d'information gouvernementales et, surtout, dans les médias anglophones. Des journalistes du Globe et de la Gazette ne se sont pas privés pour en exploiter le sens politique et ironiser sur des plaques d'immatriculation qui rappelleraient aux Québécois « that they had flourished under the rose of England » !

Or, il est maintenant clairement établi que le « poème » d'où viendrait cette « devise complète » n'existe pas et qu'il s'agit en fait de deux devises distinctes imaginées par la même personne. Taché a conçu la seconde (qui se lisait plus précisément Née dans les lis, je grandis dans les roses/Born in the lilies, I grow in the roses) pour un monument qui n'a finalement pas été construit et il l'a ensuite utilisée sur la médaille du tricentenaire de Québec en 1908.

Le témoin le plus intéressant sur ce sujet est David Ross McCord (1844-1930) qui a commenté les deux devises dans son Historical Notebook vers 1900.

« However mistaken may be the looking towards France as a desintegrating factor operating against the unification of the nation – it may be perhaps pardonable – no one can gainsay the beauty and simplicity of Eugene Taché's words « Je me souviens ». He and Siméon Lesage have done more than any two other Canadians towards elevating the architectural taste in the Province. Is Taché not also the author of the other motto – the sentiment of which we will all drink a toast « Née dans les lis, je croîs dans les roses ». There is no desintegration there (NOTE 2). »

Le témoignage du fondateur du Musée McCord prouve hors de tout doute qu'il s'agit bien de deux devises distinctes qui n'ont, de plus, pas du tout le même sens. Comment expliquer alors qu'elles aient pu être réunies, quelque part entre 1900 et 1978, et propager dans la population une interprétation qui ne correspond pas aux intentions de Taché ? Mystère.

 

Une devise simple, inclusive

Armoiries de la province de Québec, gravées sur le fronton de l'Assemblée nationale à Québec

L'histoire de la devise du Québec était pourtant d'une remarquable simplicité. Elle est née d'une initiative individuelle de l'architecte de l'Hôtel du Parlement et elle invitait simplement les Québécois de toutes origines à se souvenir de leur histoire. Ceux qui ont voulu lui donner un sens revanchard ou s'en servir dans le débat constitutionnel ignoraient sûrement qu'elle avait été inscrite sur la façade de l'Hôtel du Parlement, sous les pieds des statues de Montcalm et de Wolfe!

 

Gaston Deschênes, historien

 

 

NOTES

1. John Robert Colombo, Colombo's Canadian Quotations, 1re éd., Edmonton, Hurtig, 1974, p. 572.

2. Traduction : « Sentiment français au Canada – Aussi mal avisé que soit cet attachement à la France comme facteur de désintégration jouant contre l'unité nationale – c'est peut-être pardonnable –, personne ne peut nier la beauté et la simplicité du “Je me souviens” d'Eugène Taché. Siméon Lesage et lui ont fait plus que quiconque au Canada pour une architecture de qualité dans la province [de Québec]. D'ailleurs, Taché n'est-il pas aussi l'auteur de l'autre devise, “Née dans les lis, je croîs dans les roses”, à laquelle nous lèverons tous nos verres. Il n'y a rien là pour favoriser la désunion. »

 

Bibliographie

Albert, Madeleine, et Gaston Deschênes, « Une devise centenaire : “Je me souviens” », Bulletin de la Bibliothèque de l'Assemblée nationale, vol. 14, no 2, avril 1984, p. 21-30.

Deschênes, Gaston, « La devise Je me souviens », Le Parlement de Québec : histoire, anecdotes et légendes, Sainte-Foy (Qc), Éditions MultiMondes, 2005, p. 300-315.

Deschênes, Gaston, « Le sens original de la devise du Québec : commentaire sur l'analyse de Jacques Rouillard », Bulletin d'histoire politique, vol. 14, no 2, hiver 2006, p. 257-261.

Deschênes, Gaston, « Un dernier commentaire sur la devise du Québec? », Bulletin d'histoire politique, vol. 16, no 1, automne 2007, p. 325-326.

Rouillard, Jacques, « L'énigme de la devise du Québec : à quel souvenir fait-elle référence? », Bulletin d'histoire politique, vol. 13, no 2, hiver 2005, p. 127-145.

Rouillard, Jacques, « Réplique à Gaston Deschênes : la devise du Québec », Bulletin d'histoire politique, vol. 15, no 2, hiver 2007, p. 233-237.

 

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