Révolution tranquille et démocratie au pluriel
par Godin, Richard
Jusqu'à la toute fin de la décennie 1950, le Québec vivra en semi-autarcie, replié sur lui-même et gouverné par des élites placées elles-mêmes sous la férule de l'Église et de la bourgeoisie anglophone. Après plus de 16 ans de règne conservateur de l'Union nationale de Maurice Duplessis, la population québécoise optera démocratiquement et majoritairement pour le changement, celui devant conduire aux grandes réformes de la « Révolution tranquille » au Québec. Portée par un vent de renouveau, la décennie 1960 se déroulera sous le signe de la modernité et marquera la naissance de l'État du Québec. Une prospérité économique sans précédent et une volonté d'affirmation collective permettront alors aux Québécois une prise en charge beaucoup plus affirmée de leur destinée. Cette période confirmera que la démocratie est un important vecteur de changement.
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« Il n'y a pas de doute dans mon esprit. C'est maintenant ou jamais qu'il faut agir !
Et c'est ainsi que nous serons maîtres chez nous. »
Jean Lesage, premier ministre du Québec, 1960-1966
Introduction
Le Québec de la première moitié du XXesiècle connaîtra une hausse fulgurante de sa population de plus de 300 %. Une telle augmentation se répercutera sur l'ensemble de l'appareil gouvernemental, lequel sera appelé à répondre à une demande croissance de services de la part de ses citoyens. Ainsi, entre 1945 et 1959, la fonction publique s'ajustera à cette tendance démographique phénoménale par une majoration du double de ses effectifs, et ce, en moins d'une génération.
Le contexte socioéconomique ne sera pas étranger à ce climat d'effervescence vécu dans la société québécoise, en raison d'une conjoncture de forte croissance économique et d'une grande aspiration populaire à plus de liberté. Il faut souligner que le Québec ne sera pas le seul à profiter des effets positifs de l'après-guerre : le Canada, les États-Unis et plusieurs pays d'Europe mettront ainsi de l'avant des politiques économiques et sociales progressistes.
Déjà, sous le règne conservateur de l'Union nationale de Maurice Duplessis, la société québécoise entreprendra sa course vers la modernisation de l'État québécois. Avec l'arrivée au pouvoir de l'équipe du Parti libéral de Jean Lesage, une nouvelle ère démocratique commencera. Par démocratique, il faut ici entendre un plus grand respect des règles électorales et une plus grande transparence de l'appareil gouvernemental, certes, mais surtout la démocratisation du savoir, de la santé et du partage de richesses collectives, au sens de rendre accessible au plus grand nombre possible de personnes.
En somme, la décennie de 1960 au Québec sera remarquable à bien des égards, notamment en ce qui a trait aux aspects visant les dimensions politique, économique et sociale. Un changement de cap s'effectuera au cours de cette décennie, modifiant le paysage culturel, au sens anthropologique du terme, d'une importante manière. Ainsi, l'Église catholique perdra de plus en plus sa mainmise sur la moralité publique et les agissements de ses ouailles, et ce, au profit d'une société désireuse de s'ouvrir au monde. Une nouvelle élite intellectuelle, visionnaire, formée aux grandes écoles du monde, prendra la suite de leurs prédécesseurs à la barre de l'administration publique. L'exode rural entrepris au siècle précédent se poursuivra, accélérant la poussée du secteur tertiaire comme nouvelle économie axée sur les services et destinée aux centres urbains. Le temps sera à la révolution, la Révolution tranquille (NOTE 1).
Cette période, que certains font porter de 1960 à 1966, verra le patrimoine démocratique québécois s'enrichir dans cette façon originale d'appréhender le bien commun. Cette nouvelle conception du bien commun, c'est le « Maître chez nous » de Jean Lesage, slogan électoral du Parti libéral, en 1962. Clairement, la classe politique libérale interpelle ainsi la population afin qu'elle puisse prendre possession des leviers de sa destinée, lesquels lui ont cruellement échappé jusqu'alors, au profit des multinationales, de la bourgeoisie anglophone, d'une petite bourgeoisie traditionaliste canadienne-française et du clergé.
Afin de concrétiser ce vaste chantier de réformes axées sur la démocratisation, l'équipe de Jean Lesage, ainsi que ceux qui prendront le relais après 1966, dont l'Union nationale de Daniel Johnson, s'attellera à la colossale tâche d'accroître la taille de l'État québécois et d'en revoir le rôle. Mais quelles sont donc ces grandes réformes ? Comment auront-elles alors été vécues ? Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Et quels sont leurs liens avec le patrimoine démocratique du Québec ? Chose certaine, l'histoire montre indéniablement le formidable impact des réformes sur le développement d'un Québec moderne et prospère.
Transformation de la taille de l'État québécois
Le principal facteur de transformation de l'État résidera dans l'essor démographique du Québec. Le boom industriel de la dernière moitié du XIXe siècle contribuera à une redistribution de la population des campagnes vers les villes, le tout accompagné d'un exode avoisinant le million d'individus vers la Nouvelle-Angleterre, entre 1860 et 1900, suivi d'un second exode de moindre importance, entre 1920 et 1925 (NOTE 2).
Cependant, une forte immigration et un taux de natalité élevé viendront contrebalancer les effets négatifs de ces déplacements de population vers les États-Unis et les provinces de l'Ouest canadien. Ainsi, en 1901, le Québec compte 1 648 898 individus, mais ce nombre passera à 2 874 662, en 1931, puis à 5 259 211, en 1961 (NOTE 3). Par ailleurs, le pourcentage de la population vivant dans les localités de 3 000 personnes et moins, qui est un bon indicateur du processus d'urbanisation, passera de près de 60 %, en 1911, à moins de 30 %, en 1961 (NOTE 4).
De tels bouleversements démographiques ont un impact sur l'ensemble des affaires publiques, en termes de services offerts à la population, mais aussi de création d'entreprises publiques et de sociétés d'État. Ainsi, en 1945, la province de Québec emploie 16 000 personnes. En 1960, ce nombre aura plus que doublé, atteignant 36 000 personnes (NOTE 5). La croissance des effectifs de la fonction publique se poursuivra à grande vitesse pendant toute la décennie 1960, passant ensuite à 56 258 employésen 1965, puis à 70 066 en 1970 (NOTE 6).
Pa rla suite, la question de la taille de l'État québécois deviendra source récurrente de débats politiques et électoraux (NOTE 7). Mais à l'époque, en épousant les théories keynésiennes (NOTE 8), le gouvernement libéral de Lesag eeffectuera une rupture définitive avec la pensée conservatrice et passéiste des gouvernements précédents : la démocratie parlementaire doit dorénavant engendrer la prospérité économique et se montrer exemplaire à tous égards.
L'ensemble des domaines d'activité gouvernementale subira une transformation en profondeur, à commencer par la fonction publique. Aussi, en créant la Commission du service civil, en 1960, le patronage politique sera honni des pratiques gouvernementales, ce qui donnera éventuellement une plus grande crédibilité à l'État québécois. Cette commission deviendra plus tard la Commission de la fonction publique du Québec, laquelle garantit encore aujourd'hui « l'égalité d'accès de tous les citoyens à la fonction publique, la compétence des personnes recrutées et promues ainsi que l'impartialité et l'équité des décisions prises en matière de gestion des ressources humaines » (NOTE 9).
Ce faisant, le gouvernement Lesage prendra les mesures appropriées pour accélérer les changements : mise en place de comités d'étude, planification stratégique, adoption de projets de loi, création d'organismes étatiques. Les résultats seront rapides et probants, créant un effet stimulant sur le mouvement de réformes sociales alors en cours.
Cette période sera donc marquée par un souci de démocratiser certains services à la population en vue d'optimiser les réformes et d'accroître la prospérité du Québec. La plupart des réformes seront importantes, mais la liste serait ici trop longue à établir. Quelques-unes sont toutefois à retenir: adoption d'un projet de loi sur l'assurance-hospitalisation (1960); création du Conseil d'orientation économique du Québec (1961); nationalisation de onze compagnies d'électricité sous le chapeau d'Hydro-Québec (1962); refonte de la Loi des mines (1962); fondation de la Société générale de financement (1962); création du ministère de l'Éducation (1964) et de la Caisse de dépôt et de placement du Québec (1965) (NOTE 10).
En fait, les réformes instaurées alors en démocratie parlementaire résulteront en l'émergence d'un modèle économique original, selon le sociologue Yves Bélanger :« Québec inc. serait l'expression d'un modèle de développement fondé sur une alliance particulière entre les pouvoirs économiques public et privé, un modèle par ailleurs appuyé par de nombreuses organisations socio-économiques et dont l'objectif a été et continue d'être la poursuite d'une politique de croissance par la prise en main des leviers économiques du Québec. » (NOTE 11)
Bref, les changements seront encore plus nombreux et importants qu'estimés à l'époque, si bien que l'effet d'entraînement se répercutera sous différentes formes et traversera de part en part l'ensemble de la société québécoise.
Révolution tranquille et le nouveau rôle de l'État québécois
Le Parti libéral de Jean Lesage cherchera à déterminer les capacités de la société québécoise. Afin de faire le point sur la situation prévalant dans les différentes sphères d'activités, il déléguera des responsabilités à différents spécialistes, selon le domaine visé.
Du jamais vu jusqu'alors, le gouvernement travaillera en collaboration avec le monde extérieur, cherchant à améliorer la condition de vie des Québécois et à combler un retard de prospérité, dont celui qui sépare le Québec de l'Ontario (NOTE 12). Cette période de grande effervescence sera révolutionnaire, mais pacifique : « La Révolution tranquille désigne habituellement la période de réformes politiques, institutionnelles et sociales réalisées entre 1960 et 1966 par le gouvernement libéral de Jean Lesage. » (NOTE 13)
Fait remarquable, le gouvernement Lesage fera appel à des comités d'étude et à des commissions d'enquête publiques dans la conduite des affaires de l'État, une façon de faire qui subsiste encore aujourd'hui. Seulement en 1961, trois activités majeures seront menées de front : le Comité d'étude sur l'enseignement technique et professionnel au Québec, la Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la Province de Québec ou Commission Parent, et le Comité d'étude sur l'assistance publique.
Ressortiront de ces activités des recommandations diverses structurant le Québec moderne, en favorisant notamment un accès universel à l'éducation et une meilleure redistribution de la richesse. Ainsi, la Commission Parent (NOTE 14), dont le mandat portera sur « l'organisation et le financement de l'enseignement » et une réforme de l'éducation fondée sur le droit fondamental à une éducation de qualité et gratuite jusqu'à l'entrée de l'université. Il recommandera notamment une reconfiguration complète des cursus, l'imposition de la scolarisation obligatoire jusqu'à 16 ans, à une formation adéquate des enseignants, un accès facilité aux études universitaires et l'éventuelle naissance du collège d'enseignement général et professionnel (Cégep).
En réaction à cette commission, le cardinal Paul-ÉmileLéger, archevêque de Montréal, n'a d'autre choix que de suivre le rythme des changements, en acceptant l'intégration des laïques dans l'enseignement public.
Le sociologue Guy Rocher considèrera cette commission comme la pierre angulaire de la Révolution tranquille : « Si le Rapport Parent demeure un essentiel référent de l'évolution sociale du Québec, c'est qu'il a incarné une double aspiration de son époque : celle de l'entrée du Québec dans la modernité et celle de la démocratisation de la société québécoise. » (NOTE 15)
L'État québécois jouera donc un double rôle auprès de la population au cours de la Révolution tranquille, et même après : à la fois celui de pourvoyeur de services et celui de moteur de développement. D'une part, en assumant totalement son rôle d'État providence dans la prestation des services à la population, il parviendra à insuffler une nouvelle confiance aux citoyens par ses nombreuses interventions en santé et bien-être social, en éducation et en recherche scientifique, en agriculture et en ressources naturelles, en immigration, en communication et culture, ainsi qu'en relations de travail.
Ce dernier domaine se trouvera transformé avec l'adoption d'un Code du travail, en 1964, et un amendement l'année suivante permettant le droit de grève aux enseignants. La démocratie, c'est aussi la reconnaissance du droit à la contestation : les syndicats seront de plus en plus présents et respectés comme force démocratique, comme la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui représentera dorénavant un large pan de sfonctionnaires de l'État québécois.
D'autre part, l'État québécois assume pleinement son rôle visant le développement social de sa population. À cet égard, les mesures sont tout aussi diverses que nombreuses : fondation du Conseil des arts du Québec, en 1961; division du territoire en régions administratives, en 1966; Commission royale d'enquête sur la situation du français au Québec, en 1968; institution du mariage civil, en 1968; mise sur pied du réseau des Universités du Québec, en 1968; création du ministère des Affaires sociales, en 1970.
Il est facile de comprendre pourquoi toutes ces mesures auront comme conséquence la forte croissance de l'État québécois et du nombre de ses fonctionnaires. Ce courant est également une source de dépenses publiques importantes qui explique, à long terme, le gonflement de la dette publique du Québec, une question qui sera au cœur des débats des années subséquentes.
Reste à examiner un dernier élément du patrimoine démocratique issu de la Révolution tranquille, soit la vie démocratique comme telle. Suivant les excès du régime de l'Union nationale de Maurice Duplessis caractérisés, entre autres, par l'emploi du trafic d'influence et l'anti-syndicalisme et par les fastes hégémoniques de l'Église catholique, la population québécoise est mûre pour un gouvernement aux pratiques transparentes et ouvertes aux débats d'idées. Le premier ministre Lesage répond à ces attentes, notamment en faisant élire une première femme à l'Assemblée législative, en 1961, mais aussi en établissant le droit de vote dès 18 ans, en 1963.
Plus tard, en 1968, sous l'égide de l'Union nationale, le droit de vote sera accordé aux Autochtones et le Conseil législatif (sénat) sera définitivement aboli. Cette ouverture démocratique conduira aussi à une liberté et un respect plus grand du multipartisme, avec la création de partis de gauche prônant l'indépendance nationale, dont le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) et le Mouvement souveraineté-association, ancêtre du Parti québécois.
En moins de dix ans, les réformes de l'État québécois auront permis un certain rattrapage économique, tout en comblant un déficit démocratique attribuable au patronage politique des conservateurs et à la forte ascendance morale du clergé sur la population canadienne-française. La Révolution tranquille se révélera ainsi le point de passage du Québec vers la modernité.
Richard Godin, Ph. D.
Sociologue
NOTES
1. « L'expression “Révolution tranquille”, aussi colorée que paradoxale, est utilisée pour la première fois par un auteur anonyme dans le Globe and Mail » (René Durocher, « Révolution tranquille », L'encyclopédie canadienne [en ligne], http://www.thecanadianencyclopedia.com/index.cfm?PgNm=TCE&Params=F1ARTF0006619).
2. Serge Courville (dir.), Population et territoire, Québec, Presses de l'Université Laval, 1996.
3. Chantal Girard, « Tableau 1.7. Proportion des grands groupes d'âge, rapport de dépendance démographique et âge médian, Québec, 1901-2056 », Le bilan démographique du Québec : édition 2009 [en ligne], Québec, Institut de la statistique du Québec, 2009, p. 27, http://www.stat.gouv.qc.ca/publications/demograp/pdf2009/bilan2009.pdf.
4. Clermont Dugas, « Évolution du monde rural québécois », Cahiers de géographie du Québec, vol. 28, nos 73-74, 1984, p. 183-204.
5. Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain, t. II : Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1989, p. 375.
6. Gérald Bernier et Robert Boily, Le Québec en chiffres de 1850 à nos jours, Montréal, ACFAS, 1986, p. 373.
7. En 2010, les effectifs du gouvernement du Québec comptent environ 85 614 personnes (Québec, Secrétariat du Conseil du trésor, « Effectif de la fonction publique », Ressources humaines [en ligne], http://www.tresor.gouv.qc.ca/ressources-humaines/effectif-des-secteurs-public-et-parapublic/effectif-de-la-fonction-publique/).
8. La théorie de l'économiste britannique John Maynard Keynes prévoit l'interventionnisme de l'État pour contrer les effets négatifs liés aux cycles économiques de décroissance. Le modèle de l'État providence constitue alors un rempart à cet égard : éducation gratuite payée par l'État, protection sociale pour garantir un revenu minimum aux chômeurs, aux pauvres et aux personnes âgées, intervention sur la monnaie et réglementation accrue.
9. Québec, Commission de la fonction publique, « Mission, vision et valeurs », Commission [en ligne], 2010, http://www.cfp.gouv.qc.ca/content/view/130/226/.
10. La mission de la Caisse de dépôt visera la fructification des fonds de caisses de retraite et des régimes d'assurance d'organismes publics dans une perspective de développement économique.
11. Yves Bélanger, Québec inc. : la dérive d'un modèle?, Montréal, Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), Université du Québec à Montréal, 1994, p. 1.
12. Indice de ce retard, le parc automobile. Ainsi, en 1964, 64 % des ménages au Québec disposent d'une automobile, contre 80 % en Ontario (Fernand Harvey et Peter Southam, Chronologie du Québec, 1940-1971, Québec, Institut supérieur des sciences humaines, Université Laval, 1972, p. 30).
13. Paul-André Linteau et al., op. cit., p. 421.
14. Du nom de sa présidente, Madeleine Parent. Diplômée de l'Université McGill en sociologie, cette dernière se fera connaître surtout comme organisatrice et militante syndicale, en 1946, lors d'un conflit de travail opposant la Dominion Textile et les Ouvriers unis des textiles d'Amérique.
15. Guy Rocher, « Un bilan du Rapport Parent : vers la démocratisation », Bulletin d'histoire politique, vol. 12, no 2, 2004, p. 117-128.
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