Tour de la Chaîne à La Rochelle
par Carpentier-Le Corre, Aline et Poton, Didier
Les tours Saint-Nicolas et de la Chaîne marquent l’entrée du port de La Rochelle, qui a joué un rôle important dans l’aventure atlantique engagée par les Européens au XVIe siècle. C'est entre ces tours que passaient les chaloupes qui emportaient passagers et marchandises, aussi sont-elles l'une des dernières images aperçues par les migrants lorsqu'ils quittaient la France. Partiellement détruite suite à une explosion au XVIIe siècle, la tour de la Chaîne reste à ciel ouvert jusqu’à la fin du XIXe siècle. Des restaurations successives, à partir de 1998, ont permis d’en faire un lieu d’exposition et un lieu de mémoire de ces hommes et femmes partis construire un nouveau monde au-delà de l’Atlantique.
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Un port vers la Nouvelle-France
La ville de La Rochelle a joué un rôle important dans l’aventure atlantique engagée par les Européens au XVIe siècle : jusqu’en 1763, une partie de sa richesse provient du commerce qu’elle entretient avec la Nouvelle-France depuis les premiers temps de la colonie. Au cours du XVIIe siècle, elle s’impose d’ailleurs comme le principal port de départ des migrants vers cette colonie nord-américaine. Très tôt, les navires qui assurent les voyages avec la Nouvelle-France ne rentrent plus dans le port primitif (leurs tonnages accrus ne le leur permettent plus, d’autant que le port s’envase) ; ils sont ancrés au large dans des lieux à l’abri du vent. Aussi, passagers et marchandises sont-ils chargés sur les rives du havre ancien, notamment au pied de la tour de la Chaîne, à bord de chaloupes, barques et allèges qui les emportent vers les vaisseaux. Les tours s’imprègnent dans la mémoire des migrants comme l’une des dernières images qu’ils emportent de leur terre natale.
Des tours défenderesses de la ville
La Rochelle est protégée par une enceinte fortifiée, construite en plusieurs temps dès le XIIe siècle. C’est entre 1372 et 1399 que seront construites les deux grandes tours, Saint-Nicolas et la Chaîne. Faisant face à l’océan, elles symbolisent la puissance d’une ville qui s’est ralliée à la France et doit se défendre face aux Anglais.
La tour de la Chaîne elle-même a probablement été construite entre 1382 et 1390. Elle est complétée par l’édification d’une petite tour où vient se placer le mécanisme de la chaîne qui servait à fermer le port. Le capitaine de la tour y réside, surveillant ainsi les allées et venues dans le port et percevant les taxes sur les marchandises qui y transitent. Cette tour devient, en 1472, le lieu de résidence du gouverneur de la ville. À la fin des années 1560, La Rochelle s’affirme comme une capitale politique et militaire des protestants de l’Europe du Nord-Ouest.
Outre son rôle dans la défense de la cité, la tour de la Chaîne est alors utilisée pour entreposer la part du butin qui revient à la Cause huguenote, rapportée par les corsaires qui saisissent les navires espagnols et plus largement « papistes ». Elle sert aussi de réserve d’armes et de munitions, voire de morgue pour quelques grands chefs militaires réformés (c’est-à-dire protestants) dont les corps sont ensuite rapatriés sur leur terre d’origine. Elle conserve ces fonctions pendant les sièges qu’elle subit entre 1621 et 1628, dont le dernier aboutira à la soumission politique et militaire de la ville de La Rochelle. Faisant office de poudrière au moment de la révolte du Comte du Daugnon en 1651 (pendant la révolte de la Fronde), la tour explose : l’édifice demeurera ensuite à ciel ouvert, les parties supérieures ayant volées en éclat. Seule subsiste de cette période la très belle voûte sur croisée d’ogive de la salle basse.
Classée monument historique en 1872, la tour fait l’objet de premières restaurations dirigées par l’architecte Albert Ballu en 1909 : il s’agit alors de restaurer les parties supérieures (couronnement en mâchicoulis). Fortement contestés, ces travaux sont interrompus en 1915. Ils ne reprendront qu’après la Seconde Guerre mondiale et se poursuivront jusqu’à ce que la tour reçoive sa couverture en béton imaginée par l’architecte Georges Jouven, en 1952.
Comme ses deux tours sœurs, la tour de la Chaîne est un monument appartenant à l’État, qui en gère l’ouverture au public. Mais, contrairement à la tour Saint-Nicolas, plus intéressante de part son architecture et ses fonctions défensives, ou la tour de la Lanterne, riche de sa collection de graffitis, qui reçoivent de nombreux visiteurs, la tour de la Chaîne reste vide durant de nombreuses années. Il faut attendre la fin du XXe siècle pour qu’un véritable effort de mise en valeur soit consenti. En 1998, la construction d’un plancher restituant le premier niveau de la tour, dans le cadre de la mise en place d’une exposition sur l’histoire huguenote de la ville, permet enfin l’accueil du public. Les travaux de restauration, menés en 2007 et 2008, avec la création d’un troisième niveau, contribuent à en faire un véritable lieu d’exposition.
D’une tour « vide » à une tour « veilleuse »
Comme tout monument géré par le Centre des Monuments Nationaux, le développement muséographique et culturel des tours de La Rochelle doit d’abord répondre à un projet de monument. Celui-ci trace les lignes directrices des travaux et des aménagements pour permettre l’accessibilité du public et la compréhension du monument. La présentation et la visite de chaque tour s’articule autour d’un thème : dans le cas de la tour de la Lanterne, il s’agit de l’enfermement (incluant sa collection de graffitis de prisonniers) ; la tour Saint-Nicolas commémore pour sa part l’ancien lieu de résidence du gouverneur de la ville et lieu défensif ; enfin, l’ouverture vers l’Atlantique et les liens de La Rochelle avec les Nouveaux Mondes est le thème clé de la tour de la Chaîne.
Une fois cette thématique définie, le processus de mise en valeur de la tour de la Chaîne s’étale sur une dizaine d’années, en deux grandes étapes marquées par deux grandes campagnes de restauration. En 1997-1998, une première phase de travaux voit notamment la restitution du premier niveau et l’installation de la première exposition, sous le commissariat de Didier Poton et de Nicolas Faucherre. Inaugurée dans le cadre des manifestations du 400e anniversaire de la publication de l’édit de Nantes par Henri IV, l’exposition « La Rochelle, Capitale Atlantique, Capitale Huguenote » évoque le passé protestant de la ville, capitale protestante pendant plus de soixante ans avant le siège de 1627-1628.
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, les projets de développement combinent différents projets à vocation nationale et internationale, notamment ceux de la Faculté des Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines de l’université de La Rochelle, qui oriente une partie importante de ses formations et de sa recherche sur les Amériques et l’Asie. À l’approche du 400e anniversaire de l’installation des français au Canada (2004 et 2008), la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs (CFQLMC), créée en 1996 à l’initiative du délégué général du Québec à Paris, Marcel Masse, et d’André Réthoré, ancien consul général de France à Québec, souhaite lancer plusieurs actions culturelles et programmes de recherche autour de l’histoire de la Nouvelle-France et des liens qui unissent encore la France et le Québec. Le premier colloque de cette commission se tient en septembre 2001 et la tour de la Chaîne accueille l’atelier présentant un projet d’inventaire. C’est le lancement du vaste programme d’inventaire des lieux de mémoire de la Nouvelle-France en Poitou-Charentes et au Québec, mené entre 2002 et 2004, révélant près de 600 lieux sur les territoires des anciennes provinces d’Angoumois, Aunis, Saintonge et Poitou (aujourd’hui départements de Charente, Charente-Maritime, Deux-Sèvres et Vienne), parmi lesquels le port et les tours de La Rochelle.
C’est dans ce contexte que naît, en 2002, le projet de Centre d’interprétation de la migration vers la Nouvelle-France. Un comité scientifique réunissant le Centre des monuments nationaux, l’université de La Rochelle et des muséologues québécois est créé pour élaborer un programme muséographique. Initialement envisagée pour marquer le 400e anniversaire de la première installation française en Amérique du Nord, en Acadie (1604-2004), l’inauguration de la seconde exposition permanente dans la tour de la Chaîne a plutôt lieu en mai 2008, dans le cadre des festivités liées à la fondation de la ville de Québec (1608-2008), après deux autres phases de restauration.
La Rochelle-Québec, embarquez vers la Nouvelle-France
Dans la tour de la Chaîne, c’est un projet d’interprétation de la migration de France vers la Nouvelle-France qui a été développé. L’idée maîtresse est de faire vivre au visiteur l’expérience du départ en le plongeant dans l’ambiance du port de La Rochelle au tournant du XVIIIe siècle, le confrontant aux rêves et aux peurs des autres migrants qui l’entourent.
Le programme muséographique s’articule sur les trois niveaux de la tour. Le premier niveau présente les candidats au départ, venant de toute la région Poitou-Charentes et bien au-delà, arrivant à La Rochelle. Y sont présentés des objets que pouvaient emporter ces hommes et ces femmes (coffres, outils, cuillères, dés à coudre ou à jouer, etc.). Dès le second niveau, le visiteur embarque à bord d’un navire. Il découvre les raisons et les circonstances du départ face à une galerie de portraits types : engagés ou migrants libres, militaires, religieux, administrateurs, filles du roi. Deux espaces complètent cette aventure : l’un est dédié aux conditions de traversée (type de navire, durée du transport, états de cargaisons), l’autre au pays de destination, rêvé ou mythifié, et aux Amérindiens qui le peuplent. Enfin, le troisième niveau, par l’intermédiaire de films projetés et de bornes interactives, évoque les liens qui perdurent entre ces lointaines terres américaines et La Rochelle, ainsi qu’avec la région Poitou-Charentes (par le biais de bases de données de lieux de mémoire et de généalogie, et de visionnement de films). Cette mise en scène, créée par Cyrille Pain, utilise l’image du cerf-volant comme fil conducteur tout au long de l’exposition : cerf-volant emportant le visiteur vers un possible départ.
Soutenue dès l’origine par la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs, qui souhaitait en faire son projet-phare en 2008, cette exposition permanente intitulée « La Rochelle-Québec, Embarquez vers la Nouvelle-France » voit le jour grâce à l’implication de différents partenaires publics (ministère de la Culture, Région Poitou-Charentes, Conseil général de la Charente-Maritime, Conseil général de la Charente et Ville de La Rochelle) et privés. Tous entendent participer à la narration de cette aventure humaine si importante en terre poitevine et charentaise et aux festivités entourant le 400e anniversaire de la fondation de la Ville de Québec.
L’inauguration de l’exposition a lieu le 8 mai 2008, dans le cadre des festivités organisées par la ville de La Rochelle pour rendre hommage aux pionniers de la Nouvelle-France et aux fondateurs de la ville de Québec, avec notamment le départ de la Grande Traversée La Rochelle-Québec, à laquelle participe une quarantaine de voiliers. Ces festivités se déroulent en présence de délégations québécoises et canadiennes, et sont marquées par la présence de la Gouverneure Général du Canada, du Délégué général du Québec en France et de la Ministre de la Culture française. L’exposition est également le point convergeant d’un programme de chemins du Nouveau Monde, mis en place par la Région Poitou-Charentes à partir des travaux de l’inventaire des lieux de mémoire.
Enjeu culturel et politique, chacun souhaite laisser son empreinte dans la réalisation de ce centre d’évocation du départ de milliers de Français pour l’Acadie et les rives du Saint-Laurent. La tour de la Chaîne s’érige comme le seul lieu pérenne des festivités qui ont marqué en France le 400e anniversaire de la ville de Québec. Elle s’installe ainsi dans le processus de patrimonialisation des lieux de mémoire de l’aventure française aux Amériques.
Aline Carpentier-Le Corre
Historienne du patrimoine et Archiviste, Archives Départementales de Charente-Maritime, La Rochelle
Didier Poton
Professeur d’histoire moderne, Université de La Rochelle
Administrateur de la Commission Franco-Québécoise sur les Lieux de Mémoires Communs
Membre du conseil scientifique de l’Institut des Amériques
BIBLIOGRAPHIE
AUGERON, Mickaël et Dominique GUILLEMET †, (Dir.), Champlain ou les portes du Nouveau Monde - Cinq siècles d'échanges entre le Centre-Ouest français et l'Amérique du Nord, La Crèche, Geste éditions, 2004, 414 pages.
BERGERON, Yves et Didier POTON, Annette VIEL, (Dir.), Tour de la Chaîne, La Rochelle - Mémoire de la migration de France en Nouvelle-France, Orientation conceptuelle, Centre des Monuments Nationaux, septembre 2006, 34 pages.
BERGERON, Yves et Didier POTON (dir.), La Rochelle-Québec, Embarquement pour la Nouvelle-France, Paris-Versailles, Editions du Patrimoine/Editions Artlys, 2008, 126 pages.
BONNIN, Jean-Claude et Nicolas FAUCHERRE, Les tours de La Rochelle, Paris, Editions du patrimoine, [collection Itinéraires], 2004, 62 pages.
POTON, Didier et Nicolas FAUCHERRE (dir.), La Rochelle, capitale atlantique, capitale huguenote, Orientation conceptuelle, Paris, Centre des Monuments Nationaux, 1997.
POTON, Didier et Nicolas FAUCHERRE (dir.), La Rochelle, capitale atlantique, capitale huguenote, Paris, Editions du Patrimoine, 1998.
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