Gouvernance communautaire de la minorité francophone : un patrimoine culturel

par Johnson, Marc L.

 

Convention d'orientation nationale des Acadiens, Edmundston, N.-B., 1979.

Prise globalement, la minorité francophone du Canada a survécu et se développe grâce à un investissement constant dans ce qu’on pourrait appeler la gouvernance communautaire, c’est-à-dire les formes d’organisation qu’elle s’est données afin de se constituer en collectivité et d’influer sur les pouvoirs publics. Aujourd’hui tissée de long en large à travers le pays, la gouvernance minoritaire francophone s’est progressivement instituée contre les assauts d’une majorité souvent malveillante. Par sa persistance et son ressort, cette gouvernance est riche en enseignements et s’inscrit dans le patrimoine culturel de l’Amérique française.


Article available in English : Community Governance of the Francophone Minority: a Cultural Heritage

La gouvernance minoritaire francophone aujourd’hui

La francophonie canadienne est multiple. Pour les fins de cet article, on distinguera le Québec francophone du reste du Canada. Car le Québec est aujourd’hui, et de loin, la collectivité francophone la moins minoritaire dans l’ensemble canadien. D’ailleurs, elle-même ne s’identifie plus que rarement à cette notion de minorité, même si, sociologiquement, elle en demeure certainement une sur le plan linguistique dans le contexte plus large de l’Amérique du Nord.

C’est dans le reste du Canada que la gouvernance minoritaire francophone trouve aujourd’hui sa véritable expression et sa vitalité. Elle se décline de façon pyramidale, du niveau local jusqu’au niveau pancanadien, en passant par le niveau provincial/territorial. Au sommet, une Fédération des communautés francophones et acadienne vient s’ajouter aux associations qui fédèrent et représentent à peu près tous les secteurs de la société civile (petite enfance, jeunes, femmes, aînés, arts et culture, patrimoine, sports, éducation, alphabétisation, médias, santé, développement économique, professions, etc.). Dans les provinces et territoires, on retrouve à peu près la même gamme d’organisations. À la base, les groupes et comités animant la francophonie fourmillent : un récent bilan faisait état de plus de 800 organismes francophones! Et ce chiffre laisse sans doute échapper de nombreux petits groupes qui s’autosuffisent sans fonds de l’État.

Premier congrès de la Fédération des francophones de la Nouvelle-Écosse en 1969

L’appui étatique est cependant l’un des traits saillants de cette pléiade de groupes francophones minoritaires. C’est à partir des années 1960 environ qu’ils ont essaimé par toutes les régions et pour tous les secteurs, grâce à l’appui mis en place sous l’égide de la politique linguistique canadienne. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Avant les années 1960, le Canada français comprenait les francophones du Québec et de toutes les provinces jusqu’au Pacifique; l’Acadie complétait le portrait jusqu’à l’Atlantique. La spécificité québécoise au sein de cette francophonie était moins affirmée qu’aujourd’hui et les structures de gouvernance francophones s’établissaient déjà en réseau pancanadien. À vrai dire, c’était sans doute entre l’Acadie et le Canada français qu’existait une frontière identitaire, renforcée par des bases institutionnelles distinctes.

 

La gouvernance acadienne de jadis

Le réveil communautaire acadien remonte à la fin du XIXe siècle. Une nouvelle classe de clercs et de professionnels proclame alors la renaissance acadienne et se dote de structures de gouvernance afin de créer une cohésion communautaire et d’assurer une médiation collective face à l’État. Ce tournant a été marqué par les Conventions nationales des Acadiens à partir de 1881, ces grandes rencontres au cours desquelles des milliers de délégués des communautés acadiennes débattent de problèmes communs et adoptent des positions collectives et des symboles nationaux (par exemple le drapeau et la fête nationale). La convention de 1881 créa la Société nationale l’Assomption, devenue l’actuelle Société nationale de l’Acadie, qui a présidé à une douzaine de conventions entre 1884 et 1965, dans le but d’assurer la continuité et le développement des communautés acadiennes.

À cette époque où le clergé jouait un rôle prépondérant dans la gouvernance communautaire, on réclamait du Vatican la nomination d’un premier évêque catholique acadien. On réclamait et on souscrivait à la publication de journaux catholiques francophones, on mettait de l’avant l’établissement d’écoles, la colonisation de nouvelles communautés, l’endiguement de l’émigration vers les États-Unis, la modernisation de l’agriculture, etc.

Convention d'orientation nationale des Acadiens, Edmundston, N.-B., 1979.

Plusieurs institutions sont issues de ce mouvement, dont les journaux Le Moniteur acadien (1867), L’Évangéline (1887) et Le Madawaska (1913); des associations vouées à l’éducation en français à l'Île-du-Prince-Édouard (1893), au Nouveau-Brunswick (1936) et en Nouvelle-Écosse (1949); la Société mutuelle l’Assomption (1903), le premier évêque catholique acadien (1912), la Société Saint-Thomas d'Aquin (1919), la première caisse populaire acadienne (1936) et une multitude d’établissements d’enseignement supérieur.

Charte de la Commanderie Alexandre-A.-Taché (Edmonton, Alberta) de l’Ordre de Jacques Cartier, septembre 1930.

Avec l’appui de la politique linguistique fédérale depuis les années 1960, chacune des provinces de l’Atlantique a vu se compléter l’arsenal des institutions communautaires francophones et acadiennes, notamment la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse (1968), la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (1973) et la Fédération des francophones de Terre-Neuve et du Labrador (1973).

L’une des organisations qui a joué un rôle important pour cette gouvernance minoritaire est l’Ordre de Jacques-Cartier, aussi connu comme « la Patente ». Active tant au Canada français qu’en Acadie entre 1927 et 1965, elle oeuvrait secrètement afin d’assurer le bien commun des catholiques de langue française au Canada par la formation d’une élite militante présente dans toutes les sphères de pouvoir. De nature farouchement traditionnelle et élitiste, elle perd pied lorsque la société civile francophone se déploie en dehors de son giron, aidée par les octrois fédéraux et l’édification de l’État québécois.

 

La gouvernance canadienne-française de jadis

Le Canada français, établi de longue date au Québec, se déploie progressivement vers l’Ouest depuis le XVIIIe siècle, mais surtout à compter du XIXe alors que s’implante l’Église catholique avec ses congrégations, ses collèges et ses paroisses. Autour de l’Église s’organise une gouvernance minoritaire avec notamment l’Ordre de Jacques-Cartier, le Conseil de la vie française en Amérique et les Sociétés Saint-Jean-Baptiste (SSJB) qui forment un véritable conglomérat.

La SSJB est fondée en 1834 à Montréal, autour des mêmes chefs de file qui choisissent le 24 juin – la Saint-Jean – comme fête nationale du Canada français. Sous l’égide de l’Église catholique, elle se constitue progressivement en réseau à travers le Canada français et même la Nouvelle-Angleterre. Outre son oeuvre de commémoration sur le plan symbolique et d’entraide sur le plan économique, elle agit comme représentante du peuple canadien-français sur le plan politique. Animée par l’esprit de reconquête, elle favorise, puis prend la défense des communautés canadiennes-françaises de l’Ontario et de l’Ouest canadien. À partir des années 1950, elle entreprend un recentrage sur le Québec et adhère volontiers à l’option souverainiste, quoique son héritage demeure présent dans le reste du Canada français.

L’Ontario (Haut-Canada), par sa proximité avec le Québec (Bas-Canada), a très tôt connu la présence française. La communauté francophone n’y a cependant pris son essor qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, avec la fondation du diocèse catholique de Bytown (1847), de l’Institut canadien-français d’Ottawa (1852), du Conseil des écoles séparées d’Ottawa (1856), du journal Le Progrès d’Ottawa (1858), de l’Union Saint-Joseph (1863), etc. Comme ailleurs au Canada, la menace persistante contre les écoles de langue française incite à la création de l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (l’actuelle Assemblée de la francophonie de l’Ontario), juste avant la crise du règlement 17 de 1912 qui a officiellement suspendu l’enseignement en langue française pendant 15 ans en Ontario.

Réunion des membres de la Société Saint-Jean-Baptiste de Wauchope, Saskatchewan, le 27 juin 1909.

Dans les provinces de l’Ouest, des cercles de la SSJB se mettent en place dans de nombreuses communautés dès la fin du XIXe siècle, par exemple avant 1885 à North Battleford, en 1893 à La Broquerie et en 1894 à Edmonton. D’autres associations francophones locales se créent, par exemple l’Union canadienne-française de Vancouver en 1905 ou l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française à Edmonton en 1913. Au Manitoba, l’Union nationale métisse Saint-Joseph témoigne depuis 1887 de la détermination de cette communauté à perpétuer son identité francophone. Ensemble, ces associations ressentent le besoin de parler d’une seule voix face au gouvernement de leur province ou à celui d’Ottawa, surtout dans le contexte où les écoles de langue française sont partout menacées. C’est ainsi que se créent progressivement des instances provinciales.

Piquet de grève des instituteurs devant l’École Brébeuf

Comme en Acadie, les grandes rencontres collectives (conventions, congrès, réunions) mobilisent les chefs de file des communautés francophones qui conviennent de mettre en place des structures de gouvernance minoritaire. En 1911, les Canadiens français de la Saskatchewan tiennent leur première Convention nationale et fondent, deux ans plus tard, l’Association catholique franco-canadienne de la Saskatchewan (l’actuelle Assemblée communautaire fransaskoise). En Alberta, c’est à la suite d’une réunion de 400 personnes qu’est créée l’Association canadienne-française de l’Alberta en 1925. Puis, en 1945, c’est sous le patronage de Saint-Jean-Baptiste que se tient le premier congrès de langue française et que la Fédération canadienne-française de la Colombie-Britannique (actuelle Fédération des francophones de la Colombie-Britannique) voit le jour. Au Manitoba, l’Association d’éducation des Canadiens-français du Manitoba est créée en 1916, suite à la loi abolissant l’éducation de langue française. Elle fera place à la Société franco-manitobaine actuelle en 1968.

Partout au Canada français et en Acadie, ces organisations pionnières favorisent la création d’organisations sectorielles qui tissent progressivement la gouvernance minoritaire que l’on connaît aujourd’hui. Historiquement ancrée et socialement reconnue, cette gouvernance minoritaire n’en fait pas moins face à d’importants défis.

 

La gouvernance minoritaire au défi

On le voit dans l’histoire, la persistance de la minorité francophone n’allait pas de soi. C’est par un effort constant de ressaisissement, de mobilisation collective et de lutte face aux autorités gouvernementales qu’elle s’est maintenue. Partout chez la minorité francophone, la gouvernance communautaire s’est développée selon un même schéma. Des associations militantes s’instituent, habituellement au niveau local, pour contrer une menace ou pour faire avancer une stratégie collective. Le moment venu, elles se fédèrent pour parler plus fort au niveau de la province et, éventuellement, au niveau pancanadien. D’une approche englobante, les organisations passent éventuellement à des mandats sectoriels et couvrent petit à petit tout le terrain. Lorsque l’entendement de la majorité se fait impénétrable, le souffle de la minorité se fait tempête par de grands rassemblements collectifs qui refondent ou relancent l’initiative. Pour collective qu’elle soit, cette gouvernance est surtout le fait des élites francophones, au départ très rapprochées de l’Église, ensuite davantage séculières et professionnelles.

Les représentants des 33 organismes signataires de la Déclaration du Sommet des communautés francophones et acadienne, Ottawa, 3 juin 2007.

C’est le lot des minorités de devoir se faire actives et innovatrices, sinon elles doivent se conformer aux normes de la majorité. C’est ainsi que lorsque la majorité canadienne anglaise a voulu assimiler sa minorité francophone, celle-ci a résisté et imaginé ces formes de gouvernance qui lui donnent corps et voix. À cet égard, le mouvement de l’histoire ne s’arrête pas puisque la gouvernance minoritaire continue de s’étendre au développement économique et à l’immigration, des écoles aux services de santé, dans ses plus récentes manifestations de ce savoir-faire patrimonial de la francophonie canadienne. La gouvernance est même soumise à une démarche collective d’objectivation, que dénotent par exemple le chantier Notre gouvernance entrepris par le Sommet des communautés francophones et acadiennes de 2007, le programme de recherche Les savoirs de la gouvernance communautaire et des institutions comme l’Observatoire sur la gouvernance de l’Ontario français.

Mais comme pour toute forme de représentation, la légitimité de la gouvernance minoritaire ne va pas de soi. Une des rares études sur le sujet suggère que la moitié des francophones en situation minoritaire ne se sentent pas appuyés par les leaders communautaires censés les représenter, un enjeu qui a d’ailleurs été soulevé lors du Sommet de 2007..C’est dire que pour vitale et innovatrice qu’elle soit, la gouvernance de la minorité francophone reste un défi constant à relever.


Marc L. Johnson

Sociologue et chercheur, Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques

 

Bibliographie

Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, De mille regards, nous avons créé une vision : actes du Sommet des communautés francophones et acadiennes, 1er, 2 et 3 juin 2007, Ottawa (Canada) [en ligne], octobre 2007, 79 p., http://www.fcfa.ca/user_files/users/40/Media/SCFA-Actes_du_Sommet.pdf.

Laliberté, G.-Raymond, Une société secrète : l’Ordre de Jacques Cartier, Montréal, Hurtubise HMH, 1983, 395 p.

Martel, Marcel, Le deuil d'un pays imaginé : rêves, luttes et déroute du Canada français. Les rapports entre le Québec et la francophonie canadienne, 1867-1975, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1997, 203 p.

Moscovici, Serge, Psychologie des minorités actives, Paris, Presses universitaires de France, 1979, 275 p.

Thériault, Joseph Yvon, Anne Gilbert et Linda Cardinal (dir.), L’espace francophone en milieu minoritaire au Canada : nouveaux enjeux, nouvelles mobilisations, Montréal, Fides, 2008, 562 p.

 

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