Métier de forgeron au Québec
par Tremblay, Robert
Depuis quelques années, on assiste à une véritable renaissance du métier traditionnel de forgeron autour de la ferronnerie d’art, du fer décoratif et de la restauration d’édifices patrimoniaux. Certains centres d’interprétation des métiers du fer, créés sur le site d’anciennes forges, vont jusqu’à offrir aux visiteurs et aux communautés avoisinantes un ensemble de produits utilitaires fabriqués sur demande par des artisans forgerons. Cette résurgence de pratiques que l’on croyait disparues ne peut se comprendre qu’à la lumière de la longue trajectoire historique des forgerons québécois, marquée par un enrichissement progressif des savoir-faire depuis l’époque de la Nouvelle-France. Il faut aussi souligner leur esprit de résilience face à tout ce qui pouvait constituer une menace pour leur profession : environnement inhospitalier, vicissitudes des cycles économiques, percée de la production industrielle de masse après 1850 et avènement de l’automobile au début du XXe siècle.
Article available in English : Blacksmith’s Trade in the Province of Quebec
Implantation et « canadianisation » du métier de forgeron aux XVIIe et XVIIIe siècles
Afin d’inciter les gens de métier à émigrer vers la Nouvelle-France, le roi Louis XIII accordait dès 1627, le droit à tout compagnon français ayant exercé son art outre-mer pendant plus de six ans, de tenir boutique dans Paris ou tout autre ville du royaume, en qualité de maître de chef-d’œuvre, si jamais il nourrissait l’idée de retourner dans la métropole. Cela eut pour effet immédiat d’amener un bon nombre de serruriers, d’armuriers, de cloutiers, de taillandiers, de couteliers et de maréchaux-ferrants non patentés dans les villes et campagnes de la colonie (NOTE 1). Mais en l’absence d’institutions corporatives capables de protéger leurs champs de compétence respectifs et faute de ne pouvoir trouver du travail à l’année, plusieurs de ces artisans du fer se virent obligés de changer d’occupation. À la fin du XVIIe siècle, un certain nombre d’entre eux choisirent d’associer l’agriculture à la pratique de leur profession, alors que d’autres avaient déjà quitté leur métier pour devenir charpentier, maçon, négociant ou coureur des bois (NOTE 2). Sans s’éteindre complètement, la plupart des spécialités du fer auront néanmoins tendance à se regrouper tout au long du XVIIIe siècle autour d’un seul et même métier, celui de forgeron généraliste. Ce dernier s’acquittera alors à lui-seul de tous les travaux relevant de la taillanderie (fabriquer des outils), de la clouterie (fabriquer des clous) et de la maréchalerie (ferrer les chevaux), en plus d’exercer occasionnellement les fonctions de voiturier (fabriquer des charrettes et des voitures) et de charron (fabriquer des roues). Seule la catégorie des « gros forgerons » (marteleurs, chauffeurs et goujats) viendra s’ajouter aux effectifs déjà existants, à la suite de l’implantation des Forges du Saint-Maurice durant les années 1730; mais leur travail n’aura rien à voir avec celui des forgerons de village, puis qu’il consistera surtout à effectuer l’affinage du fer brut sorti des hauts-fourneaux. Issu de la tradition artisanale française, le forgeron canadien pratiquera un art semi-savant fondé sur des connaissances empiriques acquises au fil du temps et sur les apports plus récents des traités scientifiques (NOTE 3).
Malgré la polyvalence des services dispensés par les forgerons, certains aspects de leur travail en viendront parfois à prédominer selon le lieu d’exercice de leur métier. Certains environnements, comme les zones de peuplement seigneurial, seront plus propices à la fabrication d’outils (haches d’abattage, herminettes, rabots, etc.) et éventuellement au façonnage d’instruments aratoires (charrues, herses, etc.). D’autres, comme les villes de garnison (dont Québec) ou les postes de traites en régions éloignées, se prêteront davantage à la confection de fusils et de pièces d’artillerie, alors que les villages de pêche donneront lieu à une plus grande fabrication de grappins, d’ancres et de ferrures de bateaux. Le ferrage des chevaux prendra cependant une place de plus en plus considérable au fur et à mesure que cet animal sera introduit dans la colonie pour remplir des fonctions relevant surtout des transports terrestres mais aussi des labours.
Une fois installée au cœur d’une communauté, la boutique de forge ne sera pas seulement un lieu de rendez-vous pour une clientèle désirant se ravitailler en produits ouvrés du fer, mais aussi un lieu de formation des jeunes recrues aspirant un jour à accéder au statut de maître artisan. Comme l’immigration en provenance de la métropole française sera constamment perturbée par les nombreux conflits militaires qui affligeront la colonie, l’apprentissage jouera un rôle primordial dans l’approvisionnement en main-d’œuvre des ateliers et dans la « canadianisation » du métier de forgeron.
L’implantation du Régime britannique aura pour effet d’attirer dans la colonie un certain nombre de forgerons anglais, écossais et irlandais qui, par leurs traditions et héritages respectifs, viendront enrichir le patrimoine technique des forgerons locaux, au même titre que les artisans du fer venus s’installer au Canada à la suite de la Guerre d’Indépendance américaine (1776-1783). De son coté, la supériorité technique de l’Angleterre dans le traitement des métaux, selon la méthode du creuset, puis celle du puddlage, permettra d’introduire en sol québécois un fer beaucoup plus malléable donnant ainsi aux forgerons la possibilité d’exercer un contrôle accru sur la qualité de leurs produits (NOTE 4).
Un métier en voie de transition, un monopole en voie de contestation
L’avenir ne sera toutefois pas le même pour tous. Si le début du XIXe siècle annonce le début d’une période d’expansion pour les forgerons des campagnes du Bas-Canada (Québec), il en ira autrement pour les forgerons des grands centres urbains, qui ne seront plus capables, faute de moyens adéquats, de répondre à la demande croissante de produits en fer occasionnée par l’avènement de la nouvelle économie marchande. Celle-ci sera caractérisée, entre autres, par le développement du commerce de transit avec le Haut-Canada (Ontario) et par l’essor de la navigation à vapeur. Ce manque à gagner dans la production locale sera alors comblé de trois façons: par les importations britanniques et suédoises de produits ouvrés en fer, par l’avènement de petites fonderies qui commenceront à écouler de nombreux articles de moulage sur les marchés locaux (poêles, charrues, moteurs de navires à vapeur, etc.) et, finalement, par la réapparition des anciens métiers spécialisés du fer (taillandiers, cloutiers, charrons, etc.). Dans ce contexte, l’activité des forgerons des grands centres se réduira à une portion de leur ancien savoir-faire: le ferrage des chevaux et la réparation des outils. Du même coup, le nombre de forges commencera à stagner dans les villes. C’est ainsi qu’à Montréal ces dernières plafonneront aux environs de 30 unités dès 1830, pour ensuite diminuer progressivement après 1850 (NOTE 5).
Adaptation au nouvel ordre industriel durant la seconde moitié du XIXe siècle
Ne trouvant plus de débouchés valables à l’intérieur de l’artisanat urbain, plusieurs jeunes forgerons choisiront, une fois leur apprentissage terminé, de s’embaucher dans les fonderies industrielles de moteurs à vapeur ou encore dans les usines de construction mécanique nouvellement créées après 1850 pour répondre aux besoins des grandes entreprises de chemins de fer. Outre les ateliers de moulage, de chaudronnerie et de finition, ces entreprises industrielles aménageront très tôt des aires spécifiques pour le forgeage de leurs composantes en fer.
Tout au long du XIXe siècle, certaines machines-outils (marteaux-pilons, emboutisseuses, cisailleuses, etc.) feront leur apparition dans ces ateliers d’usinage du fer, modifiant du même coup les anciennes routines de travail des forgerons. Plusieurs d’entre eux parviendront cependant à préserver une large part d’autonomie professionnelle au sein des usines, compte tenu du caractère imparfait et rudimentaire des premiers modèles de machines-outils qui exigeront de nombreux travaux manuels de correction sur la matière, que seul un ouvrier expérimenté pourra accomplir. Mais, avec les progrès rapides de la mécanisation et le perfectionnement des prototypes à partir des années 1880, certaines des compétences du forgeron seront mises à dure épreuve et nombreux seront ceux qui devront se frotter à la concurrence de nouveaux métiers industriels, comme celui de machiniste (NOTE 6).
Le choc de l’automobile
Déjà affectés depuis plusieurs décennies par la présence grandissante d’articles de quincaillerie (clous, serrures, outils, ressorts de voitures, etc.) produits à meilleur marché dans les villes, les forgerons de campagne seront attaqués dans leur dernier retranchement, le ferrage des chevaux, lorsque l’automobile fera son apparition au début du XXe siècle. D’ailleurs, les livres de compte des boutiquiers de campagnes montrent un net déclin de leurs revenus à partir de 1910 (NOTE 7). Plusieurs forgerons québécois quitteront alors leur village pour aller pratiquer leur métier dans les nouvelles zones de colonisation de l’Ouest canadien, où les chances de réussite seront beaucoup plus grandes. D’autres prendront le parti d’aller s’embaucher dans les usines de munition durant la Première Guerre mondiale. Pour certains, cependant, l’option la plus valable sera de convertir leur ancienne boutique de forge en atelier de réparation d’automobiles et de machines agricoles. Leurs connaissances des techniques du fer aideront, certes, à effectuer cette transition, mais encore faudra-t-il que ces anciens forgerons s’initient aux rudiments de la mécanique et apprennent à travailler avec de nouveaux instruments tels que les outils pneumatiques et les chalumeaux à acétylène introduits dans les années 1920.
Dans les villes, nombreux seront les boutiquiers forgerons qui devront également se recycler dans des activités non traditionnelles, au fur et à mesure que l’automobile remplacera le cheval. Certains s’en tireront assez bien en se repliant vers des secteurs-niches comme l’usinage de matrices industrielles ou la fabrication de composantes d’avionnerie (NOTE 8). D’autres, un peu plus nombreux, parviendront à survivre grâce à l’engouement des élites urbaines pour le fer ornemental durant les années 1930 et 1940. Sous l’influence du style art nouveau, des municipalités comme Montréal et Québec se lanceront dans des travaux d’aménagement urbain (parcs, squares, promenades, jardins, etc.) où le fer forgé occupera une place centrale, généralement sous forme de lampadaires, de fontaines, de portails, de clôtures ou de balustrades. Cela permettra ainsi à un petit groupe d’artisans ferronniers, comme Arthur Faustin à Montréal et Philibert Marchand à Québec, de vivre confortablement de leur art durant cette période (NOTE 9). L’avènement des nouvelles techniques du fer plié en usine aura cependant vite fait de sonner le glas de cette petite production artisanale à partir des années 1950 (NOTE 10).
La seconde moitié du XXe siècle verra peu à peu disparaître les derniers témoignages d’une longue tradition dans l’art de battre et de façonner le fer au Québec. C’est ainsi que la forge générale d’Arthur Tremblay, la dernière du village Les Éboulements qui en comptait jadis quatre, fermera ses portes en 1978, alors que la forge montréalaise des frères Cadieux, spécialisée dans la fabrication de pièces d’ascenseurs, elle aussi dernier vestige d’une tradition artisanale, en fera autant quatre ans plus tard (NOTE 11). Seulement une poignée de boutiques auront la chance d’être classées monument historique par le ministère des Affaires culturelles, laissant les autres à la merci des sévices du temps. Cette cessation d’activités entraînera inévitablement un bris dans la chaîne des savoir-faire, ce qui aura pour effet de mettre en péril l’ensemble des techniques, gestes et manières qui faisaient l’originalité du métier de forgeron au Québec depuis plus de 300 ans.
À l’heure de la mondialisation économique et de la réorganisation des activités sidérurgiques canadiennes autour de géants étrangers comme Arcelor-Mittal, une nouvelle génération d’artisans tente de faire revivre les anciennes pratiques locales liées aux métiers du fer, au nom de la diversité culturelle et de la préservation d’un patrimoine identitaire. L’ouverture en 1995 du musée de la Forge Cauchon (La Malbaie), sur le site même d’une forge qui avait déclaré forfait trente-deux ans plus tôt constitue une initiative qui va en ce sens (NOTE 12). Des tentatives comparables de sauvegarde de forges artisanales avec l’aide des communautés locales ont également vu le jour sur la côte de Gaspé, à Rock Island, dans le comté de Stanstead, et à Drummondville. Plus significative encore pour l’avenir du métier de forgeron est la réapparition, depuis les années 1990, d’un noyau dynamique de praticiens cherchant à revitaliser les anciennes techniques du fer à des fins de restauration d’immeubles historiques ou de création artistique, comme en témoigne le travail du forgeron Guy Bel à l’Île d’Orléans. Ceux-ci sont actuellement regroupés au sein de la Confrérie des forgerons du Québec qui compte déjà plus de 25 membres à son actif (NOTE 13).
Robert Tremblay
Historien
Musée des sciences et de la technologie du Canada
NOTES
1. Jacques Lacoursière, « De quelques métiers sous le Régime français », dans Cyril Simard (dir.), Des métiers… de la tradition à la création : anthologie en faveur d’un patrimoine qui gagne sa vie, Sainte-Foy (Qc), Éditions GID, 2003, p. 60.
2. Jean-Claude Dupont, « Forge au Canada français », L’encyclopédie du Canada, Montréal, Éditions Alain Stanké, 1987, p. 768.
3. Ibid.
4. Charles K. Hyde, Technological Change and the British Iron Industry, 1700-1870, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1977, p. 83-84.
5. Robert Tremblay, Du forgeron au machiniste : l’impact social de la mécanisation des opérations d’usinage dans l’industrie de la métallurgie à Montréal, de 1815 à 1860, thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, Montréal, 1992, f. 57-60.
6. On estime qu’en 1891, les forgerons ne représentaient plus que 41 % des effectifs à l’intérieur des métiers du fer et de l’acier au Canada, alors que cette proportion était de 69 % quarante ans plus tôt. Voir William Wylie, Une matière nébuleuse : description de l’emploi dans le secteur du fer et de l’acier d’après les rapports des recensements imprimés de l’Amérique du Nord britannique, 1851-1891, Ottawa, Parcs Canada, 1983, p. 7.
7. Jean-Claude Dupont, L’artisan forgeron, Québec, Presses de l’Université Laval, 1979, p. 187-188.
8. Carol Fournel et Jacques Drolet, Profil sectoriel : l’industrie québécoise de la forge, Québec, Ministère de l’Industrie et du Commerce, 1986, p. 23-25.
9. Canada Trade Index, 1930, 1936, 1940.
10. Cyril Simard, Artisanat québécois, vol. 2 : Poterie et céramique, émaillerie, ferronnerie, verrerie, étain, orfèvrerie et joaillerie, bougies, poupées, cuir, papier fait main, gravure, reliure, Montréal, Éditions de l’Homme, 1976, p. 185.
11. Bernard Genest, en collab. avec Françoise Dubé, Arthur Tremblay, forgeron de village, Québec, Ministère des Affaires culturelles, 1978, p. 11-12; Montreal Gazette, 11 juin 1982. L’auteur tient à remercier M. Larry McNally pour les renseignements précieux à propos de la forge Cadieux.
12. Voir le site de la Forge-menuiserie Cauchon [en ligne], http://www.forgecauchon.com, consulté le 29 février 2008.
13. Voir le site de la Confrérie des forgerons du Québec [en ligne], http://www.forgerons.qc.ca, consulté le 29 avril 2008.
BIBLIOGRAPHIE
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Tremblay, Robert, Histoire des outils manuels au Canada de 1820 à 1960 : héritage européen, techniques de fabrication et entreprises manufacturières, Ottawa, Musée des sciences et de la technologie du Canada, 2001, 105 p.
Wylie, William, Une matière nébuleuse : description de l’emploi dans le secteur du fer et de l’acier d’après les rapports des recensements imprimés de l’Amérique du Nord britannique, 1851-1891, Ottawa, Parcs Canada, 1983, 17 p.
Wylie, William, The Blacksmith in Upper Canada, 1784-1850 : A Study of Technology, Culture and Power, Gananoque (Ont.), Langdale Press, 1990, 216 p.
FILMOGRAPHIE
Émile Asselin, forgeron, documentaire de Léo Plamondon, Québec, Ministère des Communications; Trois-Rivières, Centre de documentation en civilisation traditionnelle, 1974.
Contenu : Émile Asselin, forgeron de Saint-François de l’île d’Orléans, parle de son métier, montre comment ferrer un cheval et comment fabriquer divers objets (haches, ciseaux à froid, crochets, charnières, etc.). Copie disponible à la Cinémathèque de l’Université Laval.
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