Boucanières de Cap-Pelé, une pratique patrimoniale acadienne
par Forgues, Éric
Certaines pratiques constituent un véritable patrimoine qui s'est transmis jusqu'à nous de génération en génération. Le savoir-faire est une richesse qui représente souvent pour les familles qui en sont dépositaires une condition de leur survie économique. C'est ce que constitue la pratique du fumage de poissons pour de nombreuses familles de la région du Sud-est du Nouveau-Brunswick qui ont fait passer cette pratique domestique à une pratique commerciale au cours du XXe siècle. C'est ce patrimoine toujours vivant que nous vous présentons dans les lignes qui suivent.
Si vous vous promenez l'été sur le long de la côte Atlantique du Nouveau-Brunswick, dans la région des villages Cap-Pelé, Bas-Cap-Pelé, Dupuis Corner, Trois-Ruisseaux et Petit-Cap, vous humerez fort probablement les odeurs de poissons fumés qui flottent dans les airs à certains moments de l'année et qui proviennent de bâtiments colorés où l'on fume le hareng. Il s'agit d'une tradition de la région qui commence il y a deux siècles sur une base domestique et se transforme dans les années 1920 en une activité commerciale.
Article available in English : Cap-Pelé Smokehouses, an Acadian Cultural Heritage
Cap-Pelé (incluant Bas-Cap-Pelé et Dupuis Corner)
Situé dans le Sud-est du Nouveau-Brunswick, le long du Détroit de Northumberland, qui sépare le Nouveau-Brunswick et l'Île-du-Prince-Édouard, Cap-Pelé (NOTE 1) est un village côtier dont les habitants vivent surtout de la pêche, de la transformation des produits marins et du tourisme. Cap-Pelé comprend 2279 habitants et 750 familles dont 88% ont le français comme langue maternelle (Recensement de 2006). Sa population active est de 67%, tandis que son taux de chômage s'établit à 19,5%.
La région de Cap-Pelé représente depuis longtemps une destination privilégiée des harengs venus frayer au printemps le long de la côte. Les explorateurs français appelaient d'ailleurs cet endroit le cap Hareng au XVIIe siècle (Brun et LeBlanc, 2005). C'est donc au printemps qu'on pêchait le hareng et plusieurs familles avaient leur petite cabane à fumer le hareng dans leur cour. L'origine de cette technique de conservation du poisson, qui intègre le sel et le fumage, semble remonter au savoir-faire que les colons français ont amené avec eux de la mère-patrie, mais ceux-ci se seraient également inspirés des techniques des autochtones qui pratiquaient également le fumage du poisson. La technique de ces familles acadiennes est donc vraisemblablement le résultat d'une intégration de technique de fumage de poissons françaises et autochtones.
On trouve des indications de l'existence d'une boucanière (NOTE 2) dans la région de Cap-Pelé dès les années 1840. Puis la documentation retrace des boucanières commerciales à partir des années 1910. Même si les Acadiens de la région ont acquis avec le temps un savoir-faire qui leur est propre, ce sont des anglophones de Chimougoui (Shemogue) et de Grand Manan dans la baie de Fundy, au sud-ouest du Nouveau-Brunswick, qui leur ont enseigné les techniques de production commerciale du hareng fumé. Il y avait également une famille anglophone à Shediac, tout près de Cap-Pelé, qui fumait le poisson sur une base commerciale dans les années 1840 et 1850.
Mais avant de devenir une activité commerciale, le fumage du hareng était une activité domestique qui comblait les besoins des familles. Par la suite, le fumage de hareng devient une activité commerciale parallèlement à d'autres sources de revenus, tels que la pêche et la culture du tabac. La pratique du séchage et du fumage de poissons était d'abord une activité tributaire de la pêche. Les pêcheurs fumaient le hareng qu'ils pêchaient dans la région. Plus tard, certains vont se spécialiser dans le fumage de hareng et pourront vivre de cette activité. Dans les années 1960, il n'y a plus assez de hareng dans la région pour approvisionner toutes les boucanières, ce qui oblige les « boucaneux », comme on appelle ceux qui fument le hareng, à acheter du hareng à l'extérieur de la région. Aujourd'hui, la pratique du fumage de poisson est partiellement dissociée de la pêche.
L'industrie s'est développée assez rapidement, passant de deux boucanières dans les années 1910 à une vingtaine dans les années 1950. C'est le village de Bas-Cap-Pelé qui concentre le plus de boucanières, quoique certaines s'installent également dans les villages de Trois-Ruisseaux et de Dupuis Corner. En 1986, la région comptait 25 boucanières, un nombre qui s'est stabilisé depuis.
Le fait de s'approvisionner à l'extérieur de la région permet de fumer le poisson non seulement au printemps, mais aussi à l'automne, voire toute l'année. Les méthodes de conservation modernes permettent aussi de conserver le poisson plus longtemps et de le fumer à des moments plus propices pour la vente.
Un savoir-faire qui s'est transmis jusqu'à nous
Les boucanières sont, pour la plupart, des entreprises familiales. Encore aujourd'hui, la plupart des boucaneux ont appris leur métier de leurs parents qui opéraient une boucanière. Ce métier comprend autant la technique de fumage que la gestion des activités. Le savoir-faire s'est donc transmis jusqu'à aujourd'hui dans le cadre des liens de parenté, sans trop de modification avec le temps, sauf dans le cas de certaines boucanières qui ont aujourd'hui des séchoirs et des fumoirs automatiques.
La première étape consiste à saler le poisson que l'on trempe ensuite dans la saumure pour une durée de 5 à 7 jours. Il faut s'assurer de bien doser le sel afin de ne pas cuire le poisson. Ensuite, les employés (auparavant les femmes et les enfants) enfilent le hareng sur des « cannes » (qui sont de longues perches), que les hommes suspendent dans les boucanières pour une durée de 5 à 6 semaines. Il faut alors allumer et entretenir le feu qui produit la fumée en évitant qu'il y ait trop de chaleur pour ne pas cuire le poisson. On utilise du bois dur et de la sciure. Celui qui allume et entretient les feux possède un savoir-faire essentiel à la qualité du produit. Il est perçu comme détenant le secret du feu. Les risques d'incendie sont réels dans ces boucanières situés sur la côté où soufflent les vents de la mer. La région garde en mémoire de nombreux incendies de boucanières. L'empaquetage traditionnel du hareng fumé se fait dans des boîtes en bois qui portent le logo de chaque producteur Une fois mis dans des boîtes, le hareng fumé est exporté à partir du port de Halifax, surtout à destination d'Haïti et de la République Dominicaine qui sont d'importants consommateurs de ce poisson.
L'industrie en chiffres
La région fournit 95% de la production mondiale de harengs fumés. Selon une étude réalisée en l'an 2000 par une société conseil (LeBlanc, 2000), 31 producteurs géraient 25 boucanières. L'industrie dans la région de Cap-Pelé embauchait 900 employés à temps partiel, représentant 438 emplois à temps plein. On peut mesurer la grande importance de cette industrie dans le village de Cap-Pelé dont la population active se chiffre à 1300 individus. Le village comprend en outre une flotte de pêche d'une soixantaine de bateaux, dont plusieurs alimentent les boucanières. Le village comprend par ailleurs trois autres usines d'apprêtage de produits marins.
Une étude de Pêches et Océans Canada (1987) révélait qu'en 1986, les 25 boucanières produisaient 1 million de boîtes de produits marins fumés (soit 9 000 tonnes). Durant la seconde moitié des années 1990, on estime que la production annuelle était en hausse à 2 millions de boîtes (NOTE 3), ce qui représente une valeur de production de 40 millions de dollars, alors qu'en 1986, la valeur de la production ne s'élevait qu'à 15 millions $ (LeBlanc, 2000). La production a donc doublé en quelques années.
Une forte disparité existe dans la production des diverses boucanières. Par exemple, la plus importante contribue à elle seule au tiers de la production totale de 19 boucanières les plus actives, et elle égale la production réunie des 11 boucanières les moins productives. Trois boucanières dominent l'ensemble de la production.
De la compétition à la coopération
Le marché régional des produits marins fumés est demeuré assez stable jusque dans les années 1970. Par la suite, l'arrivée d'un groupe d'acheteurs a rendu plus vive et plus acharnée la compétition entre les entreprises (Co-fish Consultants, 1985). En effet, certains acheteurs ont choisi de faire affaire directement avec des boucanières plutôt que de passer par des agents, contribuant ainsi à exacerber la compétition entre les producteurs. En 1985, cinq boucanières vendaient leur produit directement sur le marché au détail, sept vendaient leur poisson fumé par l'intermédiaire d'une fédération de coopératives et les autres écoulaient leur production auprès d'acheteurs ou d'exportateurs canadiens. Certaines analyses prévoient que, plus il y aura de boucanières en opération plus forte sera la compétition entre elles, ce qui créera une pression à la baisse sur les prix et fragilisera de ce fait tout le secteur (Co-fish Consultants, 1985). Aussi recommande-t-on aux exploitants de mieux coordonner leurs activités afin d'atténuer cette compétition nuisible à l'ensemble de l'industrie. Une association de boucanières a d'ailleurs existé brièvement dans les années 1980, mais elle n'est pas parvenu à réduire la compétition.
L'avenir d'une pratique ancestrale acadienne
Le projet visant la création d'une association de boucanières a été relancé en 2003, alors qu'un propriétaire a approché une personne étrangère au métier et à la région. L'initiative a permis de former une agence de mise en marché regroupant 18 boucanières en 2003, alors que sept boucanières ont préféré demeurer indépendantes.
L'entente entre les boucanières portait d'abord sur le prix de vente des produits et les quotas de production et prévoyait de fortes amendes en cas de non-respect des conditions de l'entente. Le prix de vente fixé est le même pour tous les membres qui acceptent que tout le poisson soit vendu par l'agence de mise en marché. Aujourd'hui, l'entente porte également sur l‘achat des ressources qui entrent dans la production du hareng fumé (sel, poisson, matériel).
Pour une grande partie des boucanières, l'agence aura permis d'atténuer la compétition et les tensions entre plusieurs familles de la région. Elle permet aujourd'hui aux entreprises membres de mieux planifier leur production et d'accroître la qualité de leurs produits. La forte compétition qui prévalait auparavant incitait les boucanières à produire rapidement pour être les premières à écouler leurs produits et avoir de meilleurs prix de vente. Or, cela se faisait parfois aux dépens de la qualité du produit.
L'association a aussi contribué à valoriser le travail des boucanières et le savoir-faire nécessaire à la production de hareng fumé de qualité. Pendant longtemps, les « boucaneux » n'étaient guère considérés dans la région, en raison de la nuisance engendrée par les odeurs et de la saleté qu'on associe à ce travail. Si, dans la région, on déplore encore parfois les odeurs qui se dégagent des fumoirs, il reste que les boucanières supportent une partie importante de l'économie et contribuent à garder bien vivant un patrimoine ancestral (NOTE 4).
Éric Forgues
Directeur adjoint
et chercheur
ICRML, Université
de Moncton
NOTES
1. Nous n'avons pas les données sur Trois-Ruisseaux et Petit-Cap, qui sont inclus dans une région qui comprend d'autres villages.
2. Pour respecter l'usage établi dans la région du sud-est du Nouveau-Brunswick, nous appelons boucanière l'usine de harengs fumés et séchés. En fait, les boucanières fument et salent plusieurs types de produits marins (gaspareau, morue, maquereau).
3. Une boîte équivaut approximativement à huit kilogrammes.
4. Cet article s'appuie en partie sur une recherche d'Éric Forgues, Omer Chouinard et Danièle Courchesne intitulée « Quand les entreprises produisent du capital social : étude d'un cas de coopération interentreprises », Économie rurale, no 311, mai-juin 2009, p. 18-33. L'auteur tient à remercier Nicole Briand et Régis Brun pour leur aide précieuse.
Bibliographie
Au pays des boucanières, document audio-visuel de Nicole Briand, Tracadie-Sheila (N.-B.), Cojak Productions, 2008.
Brun, Régis, et Ronnie-Gilles LeBlanc, Histoire de Cap-Pelé, 1804-2004 : le passé d'une communauté dynamique en Acadie, Cap-Pelé (N.-B.), s. n., 2005, 473 p.
Co-fish Consultants, The Smoked Herring Industry : A Detailed Study for Cap-Pelé Bloater Smokers' Association, Moncton, 1985.
Forgues, Éric, Omer Chouinard et Danièle Courchesne, « Quand les entreprises produisent du capital social : étude d'un cas de coopération interentreprises », Économie rurale, no 311, mai-juin 2009, p. 18-33.
LeBlanc, Bertin, New Technology in the Smoked Herring Industry, South-East New Brunswick, Dieppe (N.-B.), avril 2000.
Pêches et Océans Canada, L'impact économique de l'industrie du hareng fumé du sud-est du Nouveau-Brunswick sur la région étudiée, Moncton, Division de l'analyse économique, Région du Golfe, 1987, 28 p.
Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés
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