Grand-Pré en Acadie
par Le Blanc, Barbara
Depuis 1956, Grand-Pré est reconnu par le gouvernement du Canada et par la Société nationale l’Assomption, qui représentait alors le peuple acadien, comme « le foyer historique le plus important du peuple acadien, il rappelle ses heures les plus douloureuses et les plus héroïques et il doit donner aux générations futures l’exemple d’un peuple courageux dont la culture et les actes enrichiront toujours davantage la nation canadienne ». Ce site est un puissant symbole de la Déportation acadienne (1755-1762) ainsi qu’un souvenir romantique du « paradis perdu français » de l’Acadie. Depuis 2012, le paysage de Grand-Pré figure sur la prestigieuse liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
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La désignation d’un lieu de mémoire collective
Le Lieu historique national du Canada de Grand-Pré est situé dans le hameau du même nom, dans la vallée d'Annapolis en Nouvelle-Écosse, sur le sentier touristique qu'on appelle « la route d'Évangéline » longeant la rive sud de la baie de Fundy. Cette région agricole comprend des fermes et des vergers qui s'étendent sur plusieurs milliers d'acres de marécages très fertiles. Ce sont les terres qu’occupaient les Acadiens avant la Déportation. Sur le site, on trouve un jardin de fleurs, un centre d'accueil et d'interprétation, une église-souvenir, l’ancien cimetière acadien, une forge et des monuments commémoratifs, dont les principaux sont la statue de l'héroïne fictive Évangéline et un buste de son créateur, le poète Henry Wadsworth Longfellow, ainsi qu'une sculpture qui représente la destinée des familles acadiennes lors de la Déportation et leur espoir d'être un jour réunies.
Le site de Grand-Pré est depuis la fin du XIXe siècle un centre identitaire et patrimonial important pour le peuple acadien. Sa désignation officielle comme lieu de commémoration historique par le gouvernement du Canada, en 1961, avait pour but de souligner l'établissement des Acadiens à cet endroit, de 1682 à 1755, et de rappeler la Déportation des Acadiens qui s'est déroulée de 1755 à 1762. Bien que Grand-Pré ne soit qu'un des lieux où l'on rassembla les Acadiens avant de les déporter, le site est devenu un haut lieu de la mémoire collective de cet événement historique. Grand-Pré a joué et continue de jouer un rôle primordial dans la construction identitaire acadienne, en favorisant la création, la présentation, l’affirmation et la validation d’un sentiment d’appartenance. Le site a trois fonctions principales : il est à la fois lieu de pèlerinage touristique, lieu symbolique d’identité nationale et symbole de reprise en main du destin des Acadiens.
La fondation et la destruction d’un établissement acadien
Grand-Pré a été fondé dans les années 1680 par un couple de Port-Royal, Pierre Melanson dit « la Verdure » et Marie-Marguerite Muis-d’Entremont. Puis cet endroit est devenu l’une des scènes de la Déportation acadienne en 1755. Sous les ordres du lieutenant-gouverneur Charles Lawrence, les habitants sont alors déportés du Bassin-des-Mines vers les colonies anglo-britanniques le long de la côte atlantique du Nouveau Monde. En agissant ainsi, les Anglais espéraient régler une fois pour toutes le cas de la collectivité acadienne francophone et catholique habitant un territoire sous juridiction anglaise et protestante depuis le traité d’Utrecht, signé en 1713. Exilés des terres fertiles et prospères qu’ils avaient défrichées, ces déportés vécurent par la suite une période d’errance et de migration, à la recherche d’endroits où ils pourraient se forger une nouvelle vie. Pendant ce temps, leurs anciennes terres de Grand-Pré étaient occupées par un groupe d’habitants de la Nouvelle-Angleterre, les New England Planters.
Le poète américain Longfellow sauve l’histoire de la Déportation de l’oubli
Comme plusieurs établissements français de l’Acadie du XVIIIe siècle, Grand-Pré aurait pu tomber dans l’oubli si ce n’était du poète américain Henry Wadsworth Longfellow. Celui-ci, en entendant l’histoire d’une jeune Acadienne aux prises avec la Déportation et ses conséquences, décide d’écrire un poème intitulé Evangeline: A Tale of Acadie, publié en 1847. Ce poème, qui connaît rapidement un succès international, décrit d’une manière touchante l’expérience d’une héroïne fictive, Évangéline, et les faits survenus dans son village natal (Grand-Pré), qui, lui, a réellement existé. Le poème suscite aussitôt l’intérêt des poètes, des universitaires, des artistes et des touristes, qu’ils soient acadiens ou étrangers. Quand le poème devient une lecture obligatoire dans les écoles canadiennes et américaines, à la fin du XIXe siècle, le site de Grand-Pré gagne rapidement en popularité.
La création d’un lieu de pèlerinage touristique et d’un symbole identitaire
L’image romantique d’Évangéline et de Grand-Pré, que Longfellow décrit comme un paradis terrestre, est dès lors utilisée par les entreprises de la région, anglophones pour la plupart, pour développer le tourisme culturel et le commerce en Nouvelle-Écosse. Évangéline et Grand-Pré servent en même temps de point d’ancrage au cri de ralliement que l’élite lance à cette époque à la population acadienne dans les provinces atlantiques du Canada.
En 1907, John Frederick Herbin, descendant acadien par sa mère, Marie Robichaud, de Methegan en Nouvelle-Écosse, achète un terrain à Grand-Pré dans l’intention d’y aménager un parc commémoratif à la mémoire de ses ancêtres. En 1908, la Nouvelle-Écosse vote une loi visant la protection du lieu que Herbin a acheté. Puis, en 1917, Herbin vend le parc à une compagnie de chemin de fer, la Dominion Atlantic Railway (DAR), qui fait la promotion d’une Évangéline romantique et d’un Grand-Pré pastoral dans le but d’inciter tout spécialement les touristes américains à visiter la Nouvelle-Écosse.
Les années 1920 et 1930 constituent l’âge d’or du site de Grand-Pré et du personnage d’Évangéline. Le journal Le Devoir, de Montréal au Québec, a notamment parrainé deux voyages touristiques en Acadie : le premier en 1924 et le deuxième en 1927. Son directeur, Henri Bourassa, fils de Napoléon Bourassa qui avait écrit le roman historique Jacques et Marie sur la Déportation des Acadiens, a pris part à ces deux voyages, qui ont constitué un véritable événement médiatique, tant au Québec que dans les provinces atlantiques du Canada. À cette époque, quand Le Devoir parlait de Grand-Pré, il évoquait avant tout une « terre de mémoire», une « terre sacrée ». C’est aussi à la faveur du premier de ces voyages qu’a eu lieu l’inauguration de la croix de la Déportation, érigée en mémoire des déportés de 1755 à Grand-Pré. Après avoir exploité le lieu avec succès pendant plusieurs années, la DAR vend la terre au gouvernement fédéral en 1957 et le site devient officiellement un Lieu historique national en 1961.
L’appropriation du symbole identitaire
Dès que la majorité de la population eut intégré le récit de Longfellow sur Évangéline et Grand-Pré dans son imaginaire collectif, on a vu surgir maintes adaptations et sous-produits commerciaux. Plusieurs écrivains, inspirés par cette histoire, ont utilisé le prénom de l’héroïne, ou des références aux Acadiens et aux lieux rattachés à leur histoire, dans les titres de leurs ouvrages. Dès 1859, le livre de Frederic Cozzins, Acadie; or a Month with the Bluenoses, perpétue l’image d’un paradis terrestre et d’un peuple paisible. De nombreux artistes ont représenté l’Évangéline qu’ils imaginaient. L’Écossais Thomas Faed fut l’un des premiers à créer une image d’elle, en 1855. Cette image fut reprise par la DAR dans sa publicité sur la Nouvelle-Écosse. Le premier long métrage tourné au Canada par la Canadian Bioscope Company est aussi une adaptation de l’histoire racontée dans le poème de Longfellow.
En 1922, Hollywood produit à son tour une version cinématographique du récit, mettant en vedette l’actrice Miriam Cooper. Une autre version de cette histoire est tournée en 1929, toujours à Hollywood, avec l’actrice Delores del Rio. Enfin, plusieurs statues et statuettes, poèmes, bandes dessinées, opérettes, comédies musicales, et même des produits alimentaires ont été inspirés par le travail du poète américain.
Ce phénomène a même touché la communauté « cajun » de la Louisiane, où Évangéline a servi de lien entre la collectivité acadienne du Canada et les cousins et cousines du sud des États-Unis. En 1930, en effet, le sénateur américain Dudley Le Blanc a amené une délégation d’Évangélines au Canada. Elles ont visité des communautés acadiennes du Québec, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, puis des Évangélines du Canada ont visité la Louisiane en 1931. Depuis ces premiers contacts, les Cajuns participent régulièrement à des manifestations commémoratives à Grand-Pré et ailleurs en Acadie.
La remise en cause du symbole identitaire
Bien qu’Évangéline et Grand-Pré soient devenus des motifs privilégiés dans la création d’un sentiment d’appartenance acadien, certains Acadiens et Acadiennes des années 1960 et 1970 considéraient que ces symboles représentaient une vision désuète de l'Acadie. Les vertus chantées par Longfellow n’étaient pas appréciées de tous. Par conséquent, pendant cette période de remise en question des symboles traditionnels de l’Acadie, plusieurs autres personnages sont apparus. Malgré la sympathie de la population pour ces nouvelles figures, Évangéline et son village ont continué d’habiter le paysage physique et mental des Acadiens de multiples manières, nourrissant leur imaginaire.
La commémoration et la célébration du lieu symbolique de Grand-Pré
Dans ce contexte, tout au long du XXe siècle et au début du XXIe siècle, les événements commémoratifs ont continué de valider et de légitimer Grand-Pré comme symbole acadien aux yeux des Acadiens eux-mêmes, des autres Canadiens et de toutes les personnes qui ont été touchées par l’histoire dramatique d’Évangéline partout dans le monde. En 1930, le ministère canadien des Postes a fait sa part en lançant un timbre de cinquante cents pour souligner le 175e anniversaire de la Déportation, sur lequel on aperçoit une vue classique de Grand-Pré et la statue d’Évangéline.
En 1955, lors du bicentenaire de la Déportation, des milliers d’Acadiens se sont rassemblés à Grand-Pré pour rendre hommage à leurs ancêtres. Le 15 août 2004, jour de la fête nationale de l’Acadie, la population acadienne a de nouveau participé en grand nombre à une célébration sur le site de Grand-Pré, à l'occasion de la cérémonie de clôture du troisième Congrès mondial acadien. Enfin, en 2005, pour commémorer le 250e anniversaire de la Déportation, plusieurs activités ont eu lieu à Grand-Pré, et Postes Canada a lancé un nouveau timbre mettant en valeur l’importance du site et de l’événement historique qui y est rattaché.
La construction identitaire du peuple acadien
Tous ces gestes symboliques ne sont pas négligeables dans la construction identitaire du peuple acadien. Ils servent à créer un lien avec un passé lointain et tragique, afin d’éprouver un sentiment de maîtrise du présent et d’inspirer leur foi dans un avenir meilleur. En mettant l’accent sur ce lieu, la collectivité acadienne a pu mieux répondre à la question de son identité et consolider son appartenance à une culture francophone, au milieu d’une société majoritairement anglophone. D’autres groupes, notamment les nombreux visiteurs de Grand-Pré, ont donné de l’importance à l’histoire et au patrimoine représentés en ce lieu. Tous ces facteurs combinés, sociaux, économiques et politiques, ont fait de Grand-Pré un lieu d’une importance et d’une force évocatrice extraordinaires.
Le Lieu historique national de Grand-Pré est donc devenu un endroit de pèlerinage touristique, un symbole de l’identité acadienne et une icône sociale tant pour la collectivité acadienne que pour les visiteurs et les citoyens du Canada et de plusieurs pays du monde. Car Grand-Pré et Évangéline atteignent une dimension universelle en gardant vivant le souvenir d’un événement dramatique et en commémorant le courage et la persévérance du peuple acadien face à un destin tragique. C’est en partie grâce à ce grand pouvoir d’évocation que le site et son héroïne demeurent encore vivants dans la mémoire collective.
Un lieu d’expression exemplaire du patrimoine culturel de l’Amérique française
Le site de Grand-Pré et son héroïne Évangéline sont encore utilisés de nos jours pour la promotion touristique et pour la sensibilisation du peuple acadien à son histoire et à sa culture. Le lieu de Grand-Pré a été par le passé et reste aujourd’hui un point de référence culturel et patrimonial majeur, un élément cathartique, un facteur de motivation autant pour les membres de la collectivité acadienne que pour les membres de plusieurs autres communautés, dans un processus de prise en charge de leur identité et de leur destin, au sein d’un monde changeant. Grand-Pré joue donc un rôle primordial comme lieu de commémoration et de célébration du passé, du présent et de l’avenir du peuple acadien. À ce titre, le site de Grand-Pré constitue un lieu patrimonial majeur de l’Amérique française.
Barbara Le Blanc
Ethnologue
Professeure en sciences de l’Éducation
Université Sainte-Anne, Nouvelle-Écosse
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Vidéos
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Grand-Pré en Acadie (Muet) Ce film présente la région de Grand-Pré en 1930, à travers diverses scènes de la vie rurale. Puis en 1955, au site historique de Grand-Pré, se déroulent les célébrations du bicentenaire de la Déportation des Acadiens devant la chapelle commémorative et la statue d’Évangéline. Des milliers de gens assistent à une grande fête religieuse en présence du Cardinal Paul-Émile Léger et de représentants officiels canadiens, américains, anglais et français. Le premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Mr Hicks, dévoile ensuite le buste du poète américain Henry Wadsworth Longfellow, auteur du poème Évangéline, au milieu du cimetière acadien de Grand-Pré.
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Reconstitution de la déportation des Acadiens En 1941, la Société de l’Assomption produit une reconstitution de la Déportation des Acadiens qui a eu lieu à Grand-Pré en 1755. Le long des plages, les soldats anglais guident les files de gens vers les canots qui les mèneront jusqu’aux colonies anglaises. La tristesse et la peur perçues sur les visages des hommes, des femmes et des enfants témoignent de l’intensité de cette tragédie qui est resté gravée dans la mémoire du peuple acadien.
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Bateaux déportation,
Illustration pa... -
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La sculpture «La Dépo
rtation», Jules... -
Lecture de la déporta
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- Extrait de « Evangeline Acadian Queen », interprétée par Angèle Arsenault Paroles et musique : Angèle Arsenault, 1977. Durée de l'extrait: 1 min 53, sur une durée totale de 2 min 47.
- Extrait de « Grand-Pré », interprétée par Angèle Arsenault Paroles et musique : Angèle Arsenault, 1994. Durée de l'extrait: 5 min 05, sur une durée totale de 5 min 55.
- Extrait de la chanson « Evangéline », interprétée par Isabelle Roy Oeuvre écrite et composée par Michel Conte © 1968 Les Éditions du Triangle / Intermède Communications Durée de l'extrait: 1 minute, sur une durée totale de 5 min 45.
- 200e anniversaire de la Déportation acadienne de 1755 à Grand-Pré Richard Daignault, « À Grand-Pré », L'Évangéline, 16 août 1955, p.1 Taille: 297 Ko.
- Le retour à Grand-Pré « Le retour à Grand-Pré », L'Évangéline, 17 août 1922, p.1 Taille: 742 Ko.
- Le retour au pays d'Évangéline « Le retour au pays d'Évangéline », L'Évangéline, 24 août 1922, p.1 et 4 Taille: 1 Mo.
Bibliographie
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Daigle, Jean (dir.), L'Acadie des Maritimes : études thématiques des débuts à nos jours, Moncton, Chaire d’études acadiennes, Université de Moncton, 1993, 908 p.
Le Blanc, Barbara, Postcards from Acadie : Grand-Pré, Evangeline and the Acadian Identity, Kentville (N.-É.), Gaspereau Press, 2003, 204 p.
LeBlanc, Ronnie-Gilles (dir.), Du Grand Dérangement à la Déportation : nouvelles perspectives historiques, Moncton, Chaire d’études acadiennes, Université de Moncton, 2005, 465 p.
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Ross, Sally, et J. Alphonse Deveau, Les Acadiens de la Nouvelle-Écosse : hier et aujourd'hui, Halifax, Nimbus Publishing, 2001, 294 p.
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Viau, Robert, Grand-Pré : lieu de mémoire, lieu d’appartenance, Longueuil (Qc), Publications MNH, 2005, 252 p.
Winslow, John, « Journal of Colonel John Winslow, of the Provincial Troops, while Engaged in Removing the Acadian French Inhabitants from Grand Pre, and the Neighbouring Settlements, in the Autumn of the Year 1755 », Report and Collections of the Nova Scotia Historical Society for the Years 1882-1883, Halifax, Printed at the Morning Herald Office, vol. III, 1883, p. 71-196.