Philippe-Aubert de Gaspé, Des Anciens canadiens au Musée de la mémoire vivante
par Saint-Pierre, Serge
En 1863 paraît Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé, un roman qui se déroule aux environs de la Conquête de 1759. L'auteur y brosse un tableau de moeurs, qui transmet aux futures générations la mémoire d'un mode de vie alors en voie de disparition. Le succès est immédiat. Non seulement l'oeuvre de Philippe Aubert de Gaspé est-elle fort populaire de son vivant, mais son succès ne se dément pas par la suite. Les critiques n'ont jamais manqué d'encenser l'œuvre, que l'on place au rang de classique de la littérature québécoise. « Premier historien des traditions populaires », « premier mémorialiste du Régime britannique », « chroniqueur de la vie des élites et historien des traditions populaires », voilà quelques épithètes accolées à l'écrivain. Le manoir de Gaspé, symbole autant des Anciens Canadiens que de son auteur, a été reconstruit en 2008, près de cent ans après avoir été détruit par les flammes. Il abrite désormais un musée qui poursuit l'œuvre de son ancien propriétaire.
Seigneur et homme du monde
Philippe Aubert de Gaspé* est né à Québec le 30 octobre 1786. Sous le Régime français et le Régime britannique, les de Gaspé s'allient avec les familles de l'aristocratie les plus influentes du pays. Ils deviennent grands propriétaires terriens, se faisant concéder des seigneuries dans la vallée du Saint-Laurent. Philippe Aubert de Gaspé est le dernier seigneur des fiefs et seigneuries du Port-Joly et La Pocatière.
Après une enfance insouciante au manoir de son père à Saint-Jean-Port-Joli, Philippe Aubert de Gaspé fait ses études au Séminaire de Québec. Puis, il entreprend son droit et il est admis au Barreau en 1811. La même année, il épouse la fille d'un capitaine de l'infanterie britannique. Dépensier, il sera emprisonné de 1838 à 1841 pour avoir puisé dans les coffres de l'État alors qu'il occupait la charge de shérif du district de Québec. Il réintégrera par la suite la société mondaine de Québec, notamment le Club des Anciens, où il côtoiera François-Xavier Garneau et d'autres amateurs d'histoire. Philippe Aubert de Gaspé aura 13 enfants, dont le plus célèbre demeure son fils aîné et homonyme. Celui-ci est auteur de L'influence d'un livre, paru en 1837 et considéré comme le premier roman canadien-français.
L'oeuvre
Les ouvrages de Philippe Aubert de Gaspé, particulièrement Les Anciens Canadiens et Mémoires, jouissent d'une grande tradition de lecture. Ils ont été particulièrement considérés du point de vue ethnographique, car ils contiennent des informations sur des chansons, des légendes, des coutumes et pratiques traditionnelles issues de l'ancien régime seigneurial.
Le roman Les Anciens Canadiens met en scène deux protagonistes: Jules d'Haberville, le fils du seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, et son ami Archibald of Lockeill, orphelin écossais arrivé au pays en 1746. La ville de Québec et le manoir seigneurial de Saint-Jean-Port-Joli constituent les deux pôles d'attraction de l'intrigue. Le roman comporte trois grandes parties. La première décrit les moeurs et coutumes de la fin du Régime français : fêtes populaires de la plantation du mai et de la Saint-Jean-Baptiste, repas chez un ancien seigneur canadien, cérémonie de la remise des rentes, légendes des sorciers de l'Île d'Orléans, etc. La seconde partie se situe pendant la guerre de 1759, alors que la colonie française passe sous la tutelle britannique. Archibald reçoit alors l'ordre d'incendier les habitations de la Côte-du-Sud, dont le manoir de ses amis. La dernière partie est celle de la lente réconciliation - Jules épousera même une Anglaise. Le roman s'achève sur un tableau de mœurs, alors que danses et chansons ramènent la gaieté au manoir d'Haberville.
Autre ouvrage important, les Mémoires suivent l'auteur de sa naissance à sa retraite au manoir seigneurial. Les thèmes qu'il y aborde touchent mille et un souvenirs personnels ainsi que la vie politique et socio-culturelle québécoise. On passe des fêtes champêtres chez le gouverneur Graig à une excursion de chasse au lac Trois-Saumons. Les Mémoires, résume le folkloriste Luc Lacoursière, « constitue un des meilleurs tableaux que nous ayons de la société canadienne au début du XIXe siècle, tant urbaine que ruraleNOTE 1».
Les oeuvres de Philippe Aubert de Gaspé ont fait l'objet de nombreuses interprétations. On a cru longtemps que les visées de l'auteur rejoignaient celles de l'historien François-Xavier Garneau, soit de développer l'identité et le nationalisme chez les francophones du Québec. Les plus récentes recherches viennent cependant remettre en question une telle interprétation. Selon Maurice Lemire notamment, de Gaspé cherche moins à faire une revue des us et coutumes qu'à réhabiliter un passé marqué par la domination des seigneursNOTE 2». L'abolition du régime seigneurial en 1854 aurait porté un dur coup au vieux seigneur et ses écrits constitueraient un plaidoyer en faveur de l'ancien régime.
Vers l'appropriation collective, ou la mise en patrimoine
En janvier 1871, Philippe Aubert de Gaspé décède à Québec puis est inhumé sous le banc seigneurial en l'église de Saint-Jean-Port-Joli. Le personnage et l'oeuvre sont cependant loin d'être éteints. Dès l'aube du siècle suivant, ses oeuvres sont rééditées et deviennent sources
d'inspiration pour les premières générations d'écrivains du terroir, tel Les Choses qui s'en vont du frère Gilles.
Quant à son manoir, il s'impose peu à peu comme un autre symbole fort. Représenté d'abord sous forme de gravure dans le journal L'Opinion Publique de 1873, il est ensuite fixé sur pellicule avant l'incendie de 1909 qui le détruira. Son image sera diffusée tout au long du XXe siècle par le biais de cartes postales. Le manoir deviendra, de par son architecture, un symbole de la persistance du fait français en Amérique du Nord, et sans doute le plus célèbre manoir seigneurial du Québec. Des historiens, dont Marcel Trudel, ne manqueront pas de s'en servir comme modèle pour illustrer le Régime seigneurial dans la vallée du Saint-Laurent.
Les premières décennies du XXe siècle voient aussi apparaître un phénomène nouveau : le tourisme de masse, rendu possible par la venue de l'automobile. Les routes du Québec commencent alors à être sillonnées pendant la belle saison, par des touristes américains et par la bourgeoisie de Québec et de Montréal. C'est dans ce contexte que la Commission des monuments historiques du Québec inaugure en 1924 une série de 50 plaques commémoratives. Ces « poteaux d'ornement avec inscriptions bilingues » feront connaître nos principaux sites historiques. Parmi ces toutes premières plaques figure celle érigée sur le site du domaine seigneurial, où l'on peut encore lire : « À quelques pieds d'ici s'élevait le manoir des Aubert de Gaspé. M. De Gaspé écrivit Les Anciens Canadiens dans cette maison ». Les guides des clubs automobiles des années 1920-1930 reprennent l'information et incitent les touristes à s'arrêter également à l'église de Saint-Jean-Port-Joli, où repose le célèbre écrivain, et à visiter son moulin à farine aux abords de la rivière Trois-Saumons.
En 1943, l'archiviste Pierre-Georges Roy rapporte : « C'est surtout M. de Gaspé qui a fait connaître la belle paroisse de Saint-Jean-Port-Joli. Ceux qui ont lu les Anciens Canadiens et les Mémoires veulent voir de leurs yeux l'endroit où vécut le vieux conteur, et ils font le voyage de Saint-Jean-Port-Joli ». À cette époque, le site du domaine seigneurial est à l'abandon. À l'exception de la plaque commémorative, il ne fait l'objet d'aucune mise en valeur. Des citoyens de Saint-Jean-Port-Joli, avec à leur tête le journaliste Gérard Ouellet, font appel à la Commission des sites et monuments historiques, ainsi qu'à la municipalité, pour aménager et conserver les abords de la fontaine et restaurer le vieux four à pain. Le four est finalement restauré vers 1947.
À Saint-Jean-Port-Joli, les années d'après la Seconde Guerre mondiale voient déferler de véritables vagues de touristes. Pour bien de citadins, l'époque marque un retour aux sources :
tourisme et patrimoine sont toujours aussi étroitement associés. C'est dans ce contexte, au cours des années cinquante, qu'un premier projet de reconstruction du manoir seigneurial est élaboré. Il aboutira à l'inauguration d'un petit musée dans le vieux fournil, alors seul bâtiment du site encore debout. M. Maurcice Leclerc, propriétaire des lieux, expose dans Le petit musée des Anciens Canadiens quelques vieux objets recueillis dans la région et qui illustrent la vie domestique rurale. Une figurante en costume traditionnel accueille les visiteurs pendant la belle saison. Initiative privée, ce musée est à l'origine de l'actuel Musée des Anciens Canadiens de Saint-Jean-Port-Joli, situé à proximité des ateliers des frères Bourgault. Sa vocation s'est transformée au fil des décennies. Il s'intéresse aujourd'hui davantage à la sculpture sur bois qui, après de Gaspé, fera la renommée du village.
Les sculpteurs de Saint-Jean-Port-Joli, avec à leur tête Jean-Julien Bourgault, se sont d'ailleurs inspirés de l'oeuvre de Philippe Aubert de Gaspé. Comme lui, ils se veulent des gardiens de la mémoire et de la tradition. « La représentation qu'offre la sculpture traditionnelle sur bois de Saint-Jean-Port-Joli, écrit l'anthropologue Louise Saint-Pierre, n'est rien d'autre que la persistance et la résurgence des Anciens Canadiens. Pendant de longues années, acheter d'un artisan une telle sculpture était tout simplement une communion (avec cette œuvre)NOTE 3 ».
Pourtant malgré la renommée et l'influence de l'homme et de l'oeuvre, le site du manoir Philippe Aubert de Gaspé demeure longtemps négligé. Puis, en 1984, lors d'un colloque sur l'avenir de Saint-Jean-Port-Joli, on propose que le four à pain et la terre seigneuriale soient rachetés par un organisme local et que, à long terme, le manoir seigneurial soit reconstruit. Dès lors, les événements se précipitent. La Société historique de la Côte-du-Sud publie en 1986 Le Manoir Aubert de Gaspé : son histoire, son architecture. La même année, un timbre à l'effigie Philippe Aubert de Gaspé commémorant son deux centième anniversaire est émis par le gouvernement du Canada. Toujours la même année, on voit naître la Corporation Philippe-Aubert-de- Gaspé, qui se porte acquéreur de la partie de l'ancien domaine seigneurial où était érigée l'habitation des de Gaspé. Au tournant des années 1990, trois campagnes de fouilles archéologiques mettent à jour des milliers d'artefacts ainsi que les vestiges du manoir et de certaines dépendances. Une firme de Québec se voit confier le mandat de procéder à une étude de marché et d'élaborer un concept muséologique basé sur les oeuvres et l'époque du célèbre auteur. Faute de fonds et suite à un certain essoufflement, la reconstruction du manoir et la mise sur pied du musée sont suspendues.
En 2004, le projet est relancé, notamment grâce à la contribution en bois d'oeuvre des forestières locales. Le concept muséologique est alors réexaminé. L'intérêt de l'œuvre de Philippe Aubert de Gaspé se situant d'abord dans sa qualité de chronique du quotidien, le projet de musée est réorienté autour de la collecte et de la mise en valeur des récits et témoignages de vie. Ce choix rend hommage à l'auteur tout en décuplant le champ des possibles de la future institution, que l'on désigne dès lors Musée de la mémoire vivante. Également, à la demande de la Corporation Philippe-Aubert-de-Gaspé, le site du manoir est reconnu comme site archéologique et historique patrimonial en vertu de la Loi sur les biens culturels du Québec.
Le Musée de la mémoire vivante est inauguré en juin 2008. Il loge dans le manoir reconstruit à l'identique dans son apparence et sa volumétrie extérieure. Une exigence qui s'imposait en raison de l'appropriation collective de l'image du manoir par la population locale.
Serge Saint-Pierre
Ethnohistorien
Musée de la mémoire vivante
Saint-Jean-Port-Joli
NOTES
1. Luc Lacourcière, « Aubert de Gaspé, Philippe-Joseph », Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Presses de l'Université Laval, vol. X, 1972, p. 23.
2. Maurice Lemire, « Introduction », dans Philippe Aubert de Gaspé, Les anciens Canadiens, éd. critique par Aurélien Boivin, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2007, p. 52.
3. Louise Saint-Pierre, Le complexe Philippe-Aubert-de-Gaspé : étude de marché, Saint-Jean-Port-Joli (Qc), Mémoire vive, 2004, p. 15.
BIBLIOGRAPHIE
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Roy, Pierre-Georges, À travers les Anciens Canadiens, Montréal, G. Ducharme, 1943.
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Saint-Pierre, Louise, Le complexe Philippe-Aubert-de-Gaspé : étude de marché, Saint-Jean-Port-Joli (Qc), Mémoire vive, 2004.
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