Mi-Carême en Acadie
par Arsenault, Georges
La fête de la Mi-Carême demeure une tradition bien vivante dans quelques régions acadiennes de l’est du Canada. À Chéticamp et Saint-Joseph-du-Moine au Cap-Breton, à Fatima aux îles de la Madeleine et à Natashquan et Pointe-Parent sur la Côte-Nord du Québec, la randonnée annuelle des mi-carêmes constitue une riche tradition qui se perpétue probablement depuis l’arrivée des premiers colons. À l’Île-du-Prince-Édouard, dans les paroisses de Tignish et de Palmer Road, plusieurs familles conservent une autre tradition, soit la visite annuelle de la mystérieuse Mi-Carême, personnage mythique qui apporte des friandises aux enfants sages. Ces communautés ont conservé des traditions d’origine française qui autrefois étaient connues dans toute l’Acadie ainsi que dans plusieurs régions du Québec.
Article available in English : Mid-Lent Traditions in Acadia
Casser le carême
Après les fêtes de Noël, du jour de l’An, des Rois, de la Chandeleur et des jours gras, la Mi-Carême constituait la dernière fête de l’hiver dans la vie traditionnelle acadienne. (NOTE 1) Elle était jadis accueillie avec d’autant plus de bonheur qu’elle arrivait en plein milieu du carême. Cette période austère de jeûne, de pénitences et de mortifications que l’Église catholique imposait à ses fidèles, précédait la fête de Pâques et s’échelonnait sur sept semaines (40 jours). La vie quotidienne changeait donc abruptement après les festivités du Mardi gras et les exercices religieux se multipliaient, comme le signale en 1935 le correspondant de Pubnico-Ouest, en Nouvelle-Écosse, au journal L’Évangéline: « Nous avons laissé là jeux et amusements et commencé un temps de pénitence. Mercredi, la messe le matin et le chemin de la croix le soir réunirent une nombreuse assistance et beaucoup de personnes reçurent les cendres. Nous avons le chemin de la croix et la bénédiction du Très Saint Sacrement tous les mercredis et vendredis soirs pendant le carême.» (NOTE 2)
La Mi-Carême se célèbre le quatrième jeudi du carême. Comme Pâques, elle est une fête mobile de sorte qu’elle a lieu à une date différente chaque année, mais toujours entre le 26 février et le 1er avril. Beaucoup de gens profitaient du jour de la Mi-Carême pour « casser leur carême », c’est-à-dire prendre congé de leurs pénitences, et même pour se livrer à quelques réjouissances, comme les jeux de cartes, la musique, la danse et la consommation de friandises et de mets dont on se passait pendant le reste du carême. Il y avait aussi, évidemment, la mascarade, soit la visite annuelle des mi-carêmes ou de « la » Mi-Carême.
La Mi-Carême, personnage mythique
Dans la plupart des villages acadiens de l’Île-du-Prince-Édouard, dans plusieurs collectivités du sud-est du Nouveau-Brunswick et dans au moins une communauté néo-écossaise, les petits enfants recevaient jadis au milieu de la sainte quarantaine la visite de « la » Mi-Carême, personnage solitaire qui leur livrait des friandises. Le père Philias F. Bourgeois (1855-1913) fut le premier à décrire cette Mi-Carême acadienne dans un article publié en 1888 dans le journal L’Évangéline. Il la compare au mythe du Père Noël :
- C’est l’idée du Santa Claus anglais. Une femme qu’on dit vieille comme le juif errant représente la demi-carême. Au milieu de la quarantaine, elle visite toutes les demeures pour s’enquérir de la conduite des enfants. À ceux qui sont obéissants, elle distribue des récompenses, mais, en revanche, elle châtie les malins et parfois elle emporte avec elle ceux qui sont incorrigibles. (NOTE 3)
Comme le Père Noël, la Mi-Carême faisait parfois sa visite discrètement sans être aperçue. Elle laissait ses friandises aux enfants quelque part dans la cour, comme sur le bûcher de bois où les petits avaient pris soin de déposer leur casquette pour y recevoir leurs cadeaux. Mais généralement, le personnage mythique se présentait à la porte des maisonnées afin de livrer de ses propres mains ses friandises aux petits, comme du sucre à la crème, de la tire, des biscuits ou encore des pommes.
Le plus souvent, la Mi-Carême se présentait simplement recouverte d’un drap blanc ou d’une couverture tenant une canne d’une main et un grand sac de l’autre. Elle ne manquait pas d’apeurer les enfants, comme le raconte Anne-Marie (LeClair) Perry, née en 1917 à Tignish, Île-du-Prince-Édouard :
- Chez nous, c’était tout le temps Jos Nézime qui faisait la Mi-Carême. C’était un vieux oncle à ma mère. Après souper, ils se gréyait pis il rentrait faire la Mi-Carême. Il avait toujours une grosse couverte puis il avait toujours une grande canne. J’avions une peur à mort. Il venait avec le sac, il mettait ça dans la place, il parlait pas. Fallait que j’allis, chacun notre tour, chercher notre [cadeau]. Généralement c’était une pomme ou de la tire ou quelque chose comme ça. J’avions peur parce qu’il avait la grande canne. (NOTE 4)
Cette tradition de la Mi-Carême distributrice de friandises a disparu du paysage acadien sauf dans la région Prince-Ouest de l’Île-du-Prince-Édouard où plusieurs familles y tiennent comme un précieux patrimoine familial. Dans certaines familles, on a laissé tomber l’aspect menaçant du personnage. De plus, il ne fait pas nécessairement sa visite le jour même de la Mi-Carême. Il peut survenir le dimanche suivant la fête lors d’une rencontre de famille ou n’importe quel jour pendant l’hiver. Et ses cadeaux sont plus diversifiés que jadis comprenant des gâteries fort appréciées des jeunes, comme de la gomme à mâcher, des chips et des boissons gazeuses. Il arrive aussi que la Mi-Carême fasse une visite dans les écoles de la région et qu’elle prolonge sa tournée dans les foyers d’accueil pour saluer les aînés de la communauté. Plusieurs voient d’ailleurs dans cette ancienne tradition française une occasion pour promouvoir l’identité acadienne et française dans cette région où la conservation de la langue française s’avère un combat de tous les jours.
Courir la Mi-Carême
De toutes les traditions entourant la Mi-Carême, celle de courir la Mi-Carême en groupe, de maison en maison, a été la plus populaire en Acadie. Ces mi-carêmes se promenaient tout bonnement de porte en porte, tentant de ne pas se faire reconnaître par leurs hôtes. Et lorsqu’on leur offrait une friandise ou un verre de boisson d’alcool, elles l’acceptaient avec plaisir et consommaient sur place ce qu’on leur offrait.
La plus ancienne description de cette tournée des mi-carêmes en Acadie provient de la Nouvelle-Écosse et elle date de 1888. Son auteur, le père Philias F. Bourgeois, est considéré le précurseur des ethnologues acadiens :
- Aussi jeunes gens et vieillards saluaient le quatrième jeudi du carême avec une joie bien sentie. À la nuit tombante, les premiers se composaient en divers groupes et munis de costumes fantastiques, de masques, tambours, vieilles chaudières et de clochettes, ils choisissaient leur itinéraire et réglaient leur programme de visite. Un chef était élu et la marche commençait. Il fallait frapper à toutes les portes ; bon gré, mal gré, aucune demeure ne pouvait échapper aux bouffonneries de ces gais lurons, sauf celles qui pleuraient encore sur des cercueils récemment fermés. [...] les visiteurs inconnus faisaient leur entrée d’une manière solennelle dans chaque maison, et après s’être rangés en ordre dans le salon primitif, le concert commençait. [...] le tout était couronné d’une délicieuse collation préparée par la bonne et à laquelle chacun prenait part avec bon appétit après quoi on saluait la compagnie pour aller égayer d’autres voisins. (NOTE 5)
La tournée des mi-carêmes a longtemps été du domaine exclusif des hommes. Ce n’est qu’à compter du début du XXe siècle que des membres de la gent féminine et les enfants ont commencé à passer la Mi-Carême. Cette tradition a connu d’intéressantes variantes selon les villages et les époques. Mais dans l’ensemble, les mi-carêmes acadiennes se ressemblaient par leur bonne humeur et leur joie de vivre. Leur visite brisait momentanément la grisaille et la tranquillité du long carême. Habillées de costumes bizarres, et munis de cannes, de cloches, de crécelles et de tambours improvisés, elles se déplaçaient d’un bout à l’autre du village à pied, en traîneau et, éventuellement, en automobile.
À chaque maison, elles s’introduisaient bruyamment dans la cuisine. Les hôtes scrutaient chaque mi-carême espérant découvrir leur identité. Si elles osaient parler, elles changeaient leur voix et ne disaient que quelques mots. Trop bavardes, elles risquaient de vendre la mèche. Quand une mi-carême se faisait reconnaître, elle enlevait son masque et on lui offrait une friandise et parfois une consommation. Les mi-carêmes aimaient danser et appréciaient beaucoup ces maisons où l’on retrouvait des musiciens.
Les costumes de mi-carêmes étaient le plus souvent improvisés à partir de vieux vêtements. Les habillements de femmes servaient régulièrement de déguisement pour les garçons et les hommes, alors que les filles et les femmes s’attifaient de vêtements du sexe opposé. Par ce mélange des sexes, il devenait plus difficile de se faire reconnaître. Comme masque, on se glissait sur la tête un sac de papier, une boîte de carton, un bas de coton ou de nylon, une taie d’oreiller ou encore une manche de chandail ou de sous-vêtement d’homme. On découpait de petites ouvertures pour les yeux, le nez et la bouche. À une certaine époque, certaines mi-carêmes se déguisaient même de véritables peaux d’animaux sauvages et domestiques.
Les randonnées des mi-carêmes se font rare aujourd’hui en Acadie. La Seconde Guerre mondiale (1939-1945) semble avoir eu un certain impact sur la coutume, surtout dans les régions où la mascarade était avant tout du domaine des hommes. Avec l’entrée du Canada dans le conflit mondial, les jeunes hommes, gardiens de la tradition, ont quitté en grand nombre leurs villages pour s’enrôler dans les forces militaires ou pour se rendre en ville où il était facile de se trouver de l’emploi grâce à l’industrie de la guerre. Avec leur départ, il y avait moins de gens pour maintenir la tradition de la mascarade. Mais il semble que ce soit surtout pendant les années 1960 que la Mi-Carême a perdu le plus de sa vitalité en Acadie. Après le Concile Vatican II (1962-65), le carême ne conserve presque rien de son caractère austère, de sorte que la fête de la Mi-Carême perd sa raison d’être. Assez rapidement, le quatrième jeudi du carême passe presque inaperçu et le goût de courir la Mi-Carême s’affaiblit en même temps.
Une Mi-Carême tenace
Alors que la tradition de courir la Mi-Carême perd du terrain dans la plupart des communautés acadiennes dans les années 1950 et 1960, le contraire se produit à Chéticamp et à Saint-Joseph-du-Moine, en Nouvelle-Écosse, tout comme dans la paroisse de Fatima, aux îles de la Madeleine, et dans celle de Natashquan sur la Côte-Nord de la Belle Province. Dans ces communautés d’origines acadiennes, le nombre de masqués augmente et on étend la fête à plusieurs jours.
Cependant, à compter de la fin des années 1980, on sent que la tradition commence à perdre de sa vitalité. Cet essoufflement se manifeste surtout par la diminution du nombre de maisonnées qui acceptent d’ouvrir leurs portes aux mi-carêmes. Des organismes communautaires se mobilisent alors afin de s’assurer que la tradition ne se perde pas. On fait la promotion de la fête, on organise des concours, des soirées communautaires et on étend la célébration à toute la semaine. Ainsi naissent des festivals de la Mi-Carême.
De nos jours, au Cap-Breton, les mi-carêmes se promènent du dimanche au samedi, faisant des visites le jour comme la nuit. Les maisons les plus populaires en reçoivent jusqu’à mille! Quelques clubs sociaux ouvrent également leurs portes et elles sont chaleureusement accueillies à la résidence des personnes âgées, au centre d’accueil pour les personnes handicapées et, bien sûr, au Centre de la Mi-Carême à Saint-Joseph-du-Moine. Ouvert en 1998, ce centre est une initiative de l’Association de développement de Saint-Joseph-du-Moine. Conçu d’abord comme une attraction touristique, dont le mandat est d’interpréter la tradition aux visiteurs, le Centre vise aussi à créer des emplois dans cette région fortement affectée par le moratoire de la pêche à la morue. Il offre notamment de la formation en vue de développer une petite industrie locale dans la fabrication de produits souvenirs sur le thème de la Mi-Carême, en commençant par les masques.
Sur la Côte-Nord québécoise, bien que la population de Natashquan et de Pointe-Parent soit petite, la Mi-Carême se vit intensément. Près de deux tiers des maisonnées reçoivent les mi-carêmes et bon nombre de résidents de tout âge se costument. Les véritables mordus se masquent les premiers jours du festival, mais la visite des domiciles se fait principalement à compter du milieu de la semaine. Les enfants font aussi partie de la fête. Les plus petits se déguisent en fin d’après-midi alors que les plus grands font du porte-à-porte avec leurs amis ou accompagnent leurs parents en soirée.
À Fatima, aux îles de la Madeleine, la Mi-Carême est aujourd’hui très courue et elle est avant tout une fête observée par les adultes. Par contre, les promoteurs de la fête font des efforts pour assurer une relève en intégrant les enfants et les jeunes. Depuis quelques années, les petits de la maternelle et les écoliers du primaire de Fatima sont régulièrement en congé le jeudi et le vendredi. Il en est de même, mais le vendredi uniquement, à la seule polyvalente des îles. Ainsi, les enfants et les jeunes peuvent mieux profiter du festival, étant en mesure eux-mêmes de faire la mascarade, mais, surtout, ils ont l’occasion de veiller tard pour surveiller le joyeux trafic des mi-carêmes. En collaboration avec le Club Optimiste, les organisateurs du festival voient à ce que les enfants puissent passer la Mi-Carême le mercredi, de 18 heures à 20 heures.
Bien que le mode de vie ait énormément changé aux îles depuis les années 1960, on tient fort à cette vieille coutume. Isabelle Cummings est convaincue que la fête de la Mi-Carême a toujours sa place dans la société moderne :
- C’est tellement une belle tradition. Chacun fait peut-être pas son carême comme on le faisait avant, mais ça nous permet encore de prendre une pause dans l’hiver. On a bien beau être en région, on a bien beau avoir une bonne qualité de vie, mais ça reste qu’on vit dans une société où on est toujours un peu à la course, où il y a toujours le stress, on travaille beaucoup, on a moins le temps de se voisiner. Donc, ça fait du bien cette petite pause de trois jours. Les gens se voisinent, les gens prennent le temps de reprendre contact, de renouer des liens. Ça, c’est super important. (NOTE 6)
Une tradition qui évolue
La fête de la Mi-Carême a évolué au cours des générations. Alors qu’elle était autrefois célébrée un peu partout en Acadie, son territoire s’est rétréci considérablement au XXe siècle. Néanmoins, les éléments de base sont toujours les mêmes, à savoir la mascarade, le porte-à-porte, l’accueil, la musique, la danse, les friandises et même les boissons alcooliques. Mais il y a aussi des changements. Au départ, seuls les jeunes hommes couraient la Mi-Carême. Aujourd’hui, les gens de tout âge et des deux sexes y participent. Dans les endroits où elle demeure encore une festivité communautaire vraiment importante, ces aménagements ont contribué au regain de popularité de cette fête très ancienne. Ainsi, pour assurer sa survie et pour l’adapter à la vie moderne, la Mi-Carême s’est transformée d’une fête qui durait au plus deux jours en un festival qui s’échelonne sur toute une semaine et qui comprend une variété d’activités. C’est ainsi que se perpétue cet élément du patrimoine des Acadiens de l’est du Canada.
Georges Arsenault
Folkloriste acadien et historien
NOTES
1. Au Québec, la fête de la Mi-Carême se maintient également à L'Isle-aux-Grues, petite communauté insulaire située à une centaine de kilomètres à l’est de la ville de Québec.
2. L’Évangéline, 14 mars 1935, p. 5.
3. Philias F. Bourgeois, « La Mi-Carême et nos coutumes d’autrefois », L’Évangéline, 7 mars 1888, p. 2.
4. Centre d’études acadiennes, Collection Georges Arsenault, enreg. 1275.
5. Philias F. Bourgeois, loc. cit.
6. Centre d’études acadiennes, Collection Georges Arsenault, enreg. 1983.
BIBLIOGRAPHIE
Arsenault, Georges, La Mi-Carême en Acadie, Tracadie-Sheila (N.-B.), La Grande Marée, 2008, 161 p.
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VIDÉOS
Mi-Carême à Fatima, îles de la Madeleine : La Mi-Carême, documentaire d'Éli Laliberté et Patrick Guité, Cascapédia–Saint-Jules (Qc), Mimaji Productions, 2006.
Mi-Carême à Natashquan : Attendez que je vous raconte, documentaire d'Alexandra Angers, Montréal, Télé-Québec, 2002.
DISQUE
Vigneault, Gilles, « La mi-carême », Avec les mots du dimanche, Montréal, Le Nordet, 1979, GVN-1011/12.
Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés
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