Célébrations de Noël

par Warren, Jean-Philippe

Détail de la couverture du catalogue de Noël Eaton, 1959. © Archives publiques de l'Ontario. Fonds T. Eaton co.

La fête de Noël n’a pas été de toujours le foyer d’attention des Canadiens français pendant les mois de décembre et janvier. Jusque tard dans le XIXe siècle, la fête du Nouvel An représentait la grande célébration collective hivernale. C’est, assez étonnamment, sous l’action conjointe des prêtres catholiques et des marchands que Noël va peu à peu remplacer le jour de l’An dans le cœur de la population. Seulement, alors que le clergé cherchait à imposer la figure du petit Jésus, c’est finalement le père Noël qui va bientôt devenir le symbole par excellence du temps des Fêtes.

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Une tradition qui évolue

M.M. Chaplin, Habitants en chemin vers le marché de Noël, 1842.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le jour de l’An est, l’hiver venu, la fête la plus populaire des Canadiens français. Encore en 1905, certains commerces de Montréal font comme si le « bonhomme Noël » passait deux fois dans les maisons de Montréal, une première fois chez les Canadiens anglais et une seconde fois chez leurs compatriotes francophones. « J’ai eu, déclare un père Noël fictif, beaucoup d’occupation depuis mon arrivée. [...] Heureusement que la moitié de mon ouvrage est terminée, ayant visité toute la partie ouest de la ville, depuis la rue Saint-Laurent jusqu’aux confins de Westmount. Je réserve la semaine prochaine pour mes chers petits Canadiens, qui, je l’espère, seront contents de moi le Jour de l’An matin(NOTE 1). »

La fête du jour de l’An complète Noël et s'en distingue de plusieurs façons : elle est païenne et non pas catholique, elle est centrée sur le voisinage plutôt que sur la famille, elle provoque des beuveries et se déroule à l’extérieur du foyer. Or, l’éthique victorienne de la retenue et de l’intimité, ainsi que la pensée ultramontaine et l’idéologie de commercialisation contribuent peu à peu à un glissement vers le 25 décembre, imposant, entre autres, un déplacement du centre de gravité de la saison des fêtes vers les enfants. C’est ainsi que le clergé catholique va vouloir honorer la naissance du Christ, que les marchands vont faire des petits Canadiens français une clientèle cible et que les parents vont adopter des comportements associés à la famille nucléaire.

E.-J. Massicotte, Le retour de la messe de minuit, 1919.

Bien entendu, Noël était fêté dans les campagnes canadiennes-françaises depuis les temps « héroïques » de la Nouvelle-France. Au début du XIXe siècle, la fin de novembre donne le coup d’envoi du temps de l’avent, une période d’attente et de préparation spirituelle à la venue du Christ. Ces quatre semaines, appelées petit carême, favorisent la pénitence et se terminent avec la fête du baptême de Jésus, le 13 janvier (quoique plusieurs paroisses conservent leur crèche jusqu’au 2 février, fête de la présentation de Jésus au temple et de la purification de Marie). Le Noël chrétien tourne autour de la messe de minuit et du réveillon. Les Canadiens français n’échangent pas de présents, pas plus qu’ils n’envoient de cartes ou ne mangent de la dinde ou du plum pudding. Noël représente davantage pour eux un temps solennel, fait de recueillement et de prières, mais aussi d’agapes familiales, pendant lequel ils célèbrent la naissance du Christ.

La marchandisation croissante

La frénésie du magasinage de Noël à Montréal, immortalisée par Adrien Hébert vers 1940. © Musée national des beaux-arts de Québec.

Tout catholique soit-il, Noël devient à la fin du XIXe siècle un événement commercial. D’un côté, il inclut la visite obligée à l’église pour assister à la messe de minuit, mais de l’autre côté, il évoque aussi de plus en plus le sapin (il est vrai, enserré entre une crèche et une croix ou un ange), les ornements, les décorations de gui, le réveillon et, surtout, le « traditionnel magasinage » des Fêtes, comme on le dit dès les années 1900. À partir du quatrième jeudi du mois de novembre, les gens de Montréal, de Québec et d’ailleurs courent les grandes surfaces et passent des heures à dénicher une « étrenne » pour leur épouse, leur fils, leur neveu, leur tante, leurs amis ou leurs collègues. Le père Noël, qui débarque sous ses allures contemporaines à Montréal vers 1880, soit bien avant les campagnes de publicité de Coca-Cola, symbolise les joies de ces festivités, où l’excès (de nourriture ou de dépenses) est à l’honneur(NOTE 2). Alors que l’Église catholique cherche à imposer l’image du petit Jésus, accompagné du père Fouettard, la société de consommation propose une divinité toute différente, joviale, débonnaire, libérale, indulgente.

Page couverture du catalogue Simpson-Sears, 1955.

Des défilés de Noël sont organisés dans les rues de Montréal et de Québec au début du siècle. L’attraction attire tellement de monde qu’on assiste parfois à des émeutes et que des agents de l’ordre sont appelés en renfort. Ainsi, en 1906, le propriétaire du magasin Paquet, situé sur la rue Saint-Joseph à Québec, organise une parade du père Noël. Parti de son « royaume du pôle Nord », ce dernier arrive dans la capitale par le train de Trois-Rivières et accomplit une tournée triomphale à travers les principales rues de la ville dans une voiture à trois chevaux. Escortée par un détachement de policiers et au son d’une fanfare, la procession dure deux heures et demie. Des milliers d’enfants viennent applaudir leur « vieil ami », crier des « hourras » frénétiques et faire retentir sur son passage le son de leurs trompettes en fer blanc. Le père Noël leur envoie des saluts de la main et des baisers, et distribue à chacun un livre de dessins à colorier, des jouets et des bonbons. La foule lui fait une véritable ovation avant qu’il aille établir ses quartiers au sous-sol du magasin(NOTE 3).

Il n’est pas étonnant de constater que la vertu principale de cette période de l’année est la générosité. Les marchands tentent de convaincre les gens d’acheter dans les magasins des centres-villes ou dans les magasins généraux des villages, quand ce n’est pas par catalogues (dont ceux d’Eaton et de Paquet – ancêtres d'Internet !). En outre, le luxe et le superflu sont réhabilités pendant quelques semaines. Les clients sont fortement encouragés à donner aux autres ce qu'ils ne songeraient pas à acheter pour eux-mêmes, et si les réclames des journaux parlent parfois de la possibilité de joindre l’utile à l’agréable, c’est presque toujours, en définitive, l’agréable qui l’emporte. Les enfants sont placés au centre des festivités justement parce qu’ils sont considérés comme des êtres de désirs (et non pas de besoins), des êtres frivoles dont la liste de souhaits peut s’allonger indéfiniment.

Manifestation évidente de la modernité : le père Noël arrivant à Windsor, porté par la locomotive no 2321 du Canadian Pacific Railway. © Bibliothèque et Archives Canada.

C’est tout le monde, prêtres et commerçants, qui se ligue pour inciter les Québécois à donner sans compter. En effet, l’appel au partage chrétien est très vite recyclé dans la rhétorique du magasinage. Les Canadiens français vraiment pieux seront ceux qui, au delà des paroles, achèteront pour les gens dans le besoin les cadeaux qu’ils ne peuvent s’offrir. L’œuvre des dîners de Noël pour les malades, L’œuvre des étrennes, Le petit bazar des pauvres sont quelques-uns des organismes de charité (remplacés aujourd’hui par La grande guignolée des médias, entre autres) ayant assimilé les premiers les valeurs nouvelles de l’époque. On veut faire briller la flamme de la vraie fraternité dans le cœur de chaque Canadien français en distribuant des étrennes. Le bonheur des riches, pense-t-on, c’est de distribuer des cadeaux par les cheminées. L’idée, en somme, c’est d’être comme le père Noël, qui pense aux autres plus qu’à soi-même. Il s’agit, sur ses traces, d’aller vers les pauvres les bras chargés de cadeaux.

Une valeur patrimoniale ambiguë

La valeur patrimoniale de Noël est ambiguë. Répandue dans tous les pays et insérée dans toutes les cultures, Noël se veut une fête nationale, « bien de chez nous ». Ancrée dans des traditions censément immémoriales, sinon mythiques, elle invite à toutes les nouveautés et encourage toutes les modes.

Timbre à l'effigie du Père Noël, Canada.

Accueillie comme un moment de recueillement et de chaleur humaine, elle honore la pacotille et les gadgets. Elle est tout à la fois universelle et locale, traditionnelle et actuelle, personnelle et commerciale. C’est en ce sens qu’on peut parler d’elle comme du premier rite « postmoderne » de la société canadienne-française : elle amalgame des tendances considérées ordinairement contradictoires mais qui, dans ce cas-ci, donnent à la saison hivernale sa force et sa magie. Aujourd’hui, à présent que nous connaissons le monde imaginaire de Walt Disney, nous comprenons mieux qu’un patrimoine puisse être à la fois authentique et artificiel, ancestral et nouveau, féerique et axé sur la société de consommation. Loin d’être exclusives, les oppositions se nourrissent les unes les autres dans la figure d’un mythe capable de domestiquer la production de masse, d’enchanter les biens manufacturés et de vendre sans sembler rechercher le profit(NOTE 4).


Ajoutons un dernier élément. Alors que le Noël commercial pourrait sembler s’opposer au Noël religieux, en fait, le Noël postmoderne est indissolublement profane et sacré. Le père Noël est une sorte de divinité qui accomplit des miracles, descend du ciel et fait apparaître des cadeaux comme par enchantement; les chants de Noël sont des hymnes; on parle sans cesse de la magie du temps des Fêtes, etc. Le matin du 25 décembre, la société de consommation réalise ainsi le rêve qu’elle trahit par ailleurs tous les autres jours de l’année : elle enchante par ses objets, elle donne par ses achats, elle unit par son individualisme et elle sacrifie (les soldes de marchandises n’étaient-ils pas appelés des « sacrifices » au tournant du XXe siècle?) par intérêt.

Les emprunts culturels et les métissages entourant Noël

Au moment où l’on assiste à la croissante commercialisation de Noël, par un même mouvement, l’un engendrant l’autre, la nostalgie du temps des Fêtes se ressent de plus en plus fortement. D’un côté, il y a les récits qui évoquent les traditions d’autrefois et les souvenirs de jeunesse dans lesquels revivent les champs étincelant de givre, les chemins glacés, l’église illuminée, les cantiques naïfs et touchants, toutes ces choses qui contrastent avec les fêtes mondaines des grandes villes. De l’autre côté, il y a la volonté d’élever le discours du Noël commercial à la hauteur d’une véritable et authentique tradition. Le père Noël se promène en traîneau à l’âge de l’automobile. On salue la magie du temps des Fêtes en une époque d’intense rationalisation. On insiste sur la gratuité des présents au moment où tout se vend et tout s’achète. On fait comme si Noël transformé en fête commerciale était la continuation directe des coutumes romaines, celtes, ou gauloises. Plus encore, de manière révélatrice, on assimile ce Noël commercial à l’authentique tradition chrétienne menacée par le désenchantement du monde.

Carte de vœux de Noël, 1906. Ce type de cartes circulait beaucoup dans la population canadienne, tant francophone qu'anglophone. © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, fonds Bella Montminy.

Pourtant, l’éclectisme des emprunts aux autres cultures montre bien que Noël représente une tradition ambivalente. Aujourd’hui, la fête de Noël québécoise est composée d’un père Noël américain, d’une messe de minuit bien catholique, de cartes de vœux popularisées d’abord en Angleterre, d’un sapin et de couronnes de branches aux origines allemandes, de feuilles de gui (remplacées ici par des feuilles de houx) aux racines anglo-saxonnes et françaises. La plupart de ces éléments, soit païens, soit profanes, ont été intégrés à la fête de Noël récemment, il y a un peu plus d’un siècle, mais ils ont permis de fabriquer un décor qui donne à la période hivernale son atmosphère unique.

Si ces symboles (auxquels on peut ajouter la bûche, les lumières, la neige en aérosol, les guirlandes) sont partagés par l’ensemble des familles en Amérique du Nord, il y a quand même une volonté « d’indigéniser » Noël, c’est-à-dire de lui donner une saveur locale. Les contes et légendes de Noël, qui se sont multipliés, visent à marquer l’authenticité de ce qui relève souvent de la pure nouveauté (comme les bas de Noël hollandais). À ce sujet, l’histoire de l’adoption du nom « père Noël » est des plus intéressantes.

Arrivé au Québec vers 1880 sous le nom de Santa Claus, le bonhomme ventru à la longue barbe argentée subira les foudres des autorités catholiques – qui le considèrent trop protestant – , des ligueurs nationalistes canadiens-français – qui le trouvent trop anglais – et des partisans impérialistes – qui, durant la Première Guerre mondiale, jugent ce personnage teuton traître à la patrie. Il sera donc rebaptisé, au début du siècle, du nom bien français de père Noël, non sans avoir flirté pendant un certain temps avec les surnoms de saint Nicolas, de Kris Kringle, de petit Noël et de bonhomme Noël. Pour illustrer cette tendance, un journaliste canadien-français racontait, en 1912, l’histoire de son filleul, à qui il avait demandé d’apporter la lettre dans laquelle l’enfant dressait la liste de ses souhaits. La lettre avait été adressée à « meusieu Centa-Classe ». Il n’en fallait pas plus pour faire enrager le parrain :

Norris, caricature dans le Vancouver Sun, 14 décembre 1963.

« – Quel est ce monsieur à qui tu t’adresses?
– C’est lui, tu sais, qui donne les joujoux.
– Mon cher filleul, je croyais que Santa-Claus allait dans Westmont chez les petits jingos. De mon temps, les petits Canadiens étaient plus patients que toi. Ils attendaient, huit jours plus tard que le Xmas, le passage du père Noël, un bon vieux type de trappeur. Même on nous racontait que celui-ci était accompagné d’un autre vieillard, bien méchant, le père Fouettard, qui laissait des verges aux enfants pas sages(NOTE 5). »

Retour à un Noël plus « authentique »?

Le réveillon de Noël à la campagne (détail), 1881. © Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

Depuis un siècle, on n’en finit pas de recenser des dénonciations du caractère trop commercial de Noël. Cette célébration est pourtant exploitée par les marchands et les commerçants depuis le XIXe siècle. La nostalgie d'un Noël plus authentique est contemporaine à son rayonnement actuel. Aujourd’hui, l’univers du temps des Fêtes est assez bien établi et les légères variantes d’une année à l’autre se font sur un même thème. La valse des présents, la décoration des maisons ou le repas en famille font partie des obligations sociales auxquelles on doit se plier pour être heureux. Ne pas échanger de cadeaux ou réveillonner seul est communément jugé comme un geste provocateur ou une malédiction. Nous avons donc, avec Noël, un patrimoine québécois pour le moins original, qui ne fait pas du neuf avec du vieux, mais au contraire, pour ainsi dire, du vieux avec du neuf.

Jean-Philippe Warren
Titulaire de la Chaire d’études sur le Québec
Professeur de sociologie à l’Université Concordia

NOTES

1. Annonce du magasin Au bon marché, La Presse, 22 décembre 1905, p. 26.

2. Jock Elliott, Inventing Christmas : How Our Holiday Came to Be, New York, Harry N. Abrams Publications, 2002, 128 p.

3. Jean-Philippe Warren, Hourra pour Santa Claus! La commercialisation de la saison des fêtes au Québec, 1885-1915, Montréal, Boréal, 2006, 301 p.

4. Leigh Eric Schmidt, Consumer Rites : The Buying and Selling of American Holidays, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1995, 363 p.

5. Louis Breton, « Santa Claus », Le Devoir, 16 décembre 1912, p. 1.

Bibliographie

Arsenault, Georges, Noël en Acadie, Tracadie-Sheila (N.-B.), La Grande marée, 2005, 163 p.

Blais, Sylvie, et Pierre Lahoud, La fête de Noël au Québec, Montréal, Éditions de l’Homme, 2007, 500 p.

Lamontagne, Sophie-Laurence, L’hiver dans la culture québécoise (XVIIe-XIXe siècles), Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1983, 194 p.

Lamothe, Jacques, Le folklore du temps des fêtes, 2e éd., Montréal, Guérin, 1982 [1981], 228 p.

Montpetit, Raymond, Le temps des fêtes au Québec, Montréal, Éditions de l’Homme, 1978, 285 p.

Perrot, Martyne, Ethnologie de Noël : une fête paradoxale, Paris, Grasset, 2000, 379 p.

Warren, Jean-Philippe, Hourra pour Santa Claus! La commercialisation de la saison des fêtes au Québec, 1885-1915, Montréal, Boréal, 2006, 301 p.

 


Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés

Vidéos
  • Célébrations de Noël en ville (Film muet) Ce film présente plusieurs évènements et préparatifs traditionnels de la période de Noël. On assiste au défilé du Père Noël en 1920, à la présentation des gnomes du magasin Dupuis et Frères qui fabriquent des jouets devant une foule d’enfants, ainsi qu’à la présence du Père Noël lors de fêtes familiales. On présente aussi la tradition de l’arbre de Noël, installé sur la rue Sainte-Catherine en 1946, dans le vieux Québec en 1990-1991 et à l’intérieur d’une maison familiale dans les années 1950. On voit également les décorations du magasin Simpson’s en 1946, celles de centres commerciaux de Montréal en 1971 et 1990, et de Shawinigan en 1994.
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    Durée : 5 min 14 sec
  • Fêtons Noël pendant la Deuxième Guerre mondiale (Film muet) En 1942, à cause de l’absence des pères de famille partis à la Guerre, on présente un spectacle d’animation en présence de clowns, de mascottes et, bien sûr, du Père Noël, au Forum de Montréal, à l’intention des enfants des combattants canadiens. On voit ensuite un bref reportage présenté dans les cinémas, en début de programme, sur un défilé du Père Noël en 1943. Des chars allégoriques, des clowns, des fées, des soldats de plomb et le traîneau de reines transportant le Père Noël défilent dans les rues de Montréal entourés d’enfants enchantés et comblés.
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    Durée : 2 min 46 sec
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